« Et vous, mon Seigneur, ne voulez-vous pas constater à votre tour que je ne suis pas un rêve ? »

Il sourit et lui toucha doucement le bras sous le coude. Ce seul contact les fit tous deux frissonner. Un étrange magnétisme émanait d'eux tandis que lentement, silencieusement, comme dirigés par une force extérieure, ils étendaient leurs mains pour dénouer leurs panungs respectifs. Avec des gestes à la fois précis et patients, ils les déroulèrent et les laissèrent glisser sur le sol tels les rideaux d'une pièce de théâtre chinoise.

Toujours agenouillés, ils se caressèrent mutuellement la poitrine jusqu'à ce que les pointes de leurs seins se dressent avec avidité. N'y tenant plus, Phaulkon saisit la jeune femme par les épaules et l'étendit doucement sur la natte, humant avec délices l'odeur délicate de sa peau. Au Siam, on ne s'embrassait pas ainsi que le faisaient les Occidentaux. La sensualité était davantage une affaire d'odorat. Lentement, prenant son temps, Phaulkon renifla le corps de son amante, savourant chaque effluve, chaque parfum. Ronronnant de plaisir, elle ouvrit ses longues et fines jambes pour qu'il puisse en respirer la chaleur.

Puis elle le repoussa en arrière sur la natte, sa longue chevelure tombant en cascade sombre sur lui, et se mit à son tour à le respirer avec ivresse, veillant soigneusement à ce que le plaisir qu'il en retirait reste à sa limite extrême, sans jamais la dépasser. Mais, après ce long temps de séparation, l'impatience de Phaulkon était trop vive. Il se retourna pour se placer au-dessus d'elle, pressant sa poitrine contre ses seins, ses cuisses contre ses membres délicats. Leurs corps se confondirent si parfaitement qu'on les aurait crus moulés par quelque sculpteur inspiré.

De longues minutes s'écoulèrent avant qu'ils puissent à nouveau parler. Flottant dans une douce rêverie, Phaulkon songeait à l'époque où Sunida, la nièce du gouverneur, était première danseuse classique à la cour de Ligor. Il contempla les superbes costumes accrochés aux murs de sa chambre - chacun évoquant un épisode de l'épopée du Ramayana - et les innombrables poupées de tissu revêtues des ornements portés par les danseurs de la Cour. Chacun de ces objets réveillait en lui de doux souvenirs.

«Vous m'avez ensorcelée, mon Seigneur, murmura Sunida à son oreille. Quand je vous ai vu, j'ai oublié toutes les choses que je voulais vous dire. Lorsque vous êtes là, je ne suis plus qu'une créature de la forêt, tout juste bonne à accomplir des choses naturelles.

- Tu dis bien, Sunida. Car tu es bien une nymphe de la forêt. Trop parfaite pour n'être qu'humaine.»

Elle se redressa. «Vous vous trompez, mon Seigneur, car je suis si éloignée de la perfection que j'ai complètement oublié de vous embrasser ainsi que le font les gens de votre race. Pourtant, je me suis sans cesse entraînée à pratiquer cette coutume farang pour vous en faire la surprise. Hélas, mon peuple ignore tout du baiser. Nos lèvres ne servent qu'à absorber la nourriture.

- Oh, vraiment? Et avec qui t'es-tu exercée?»

Le sourire malicieux réapparut. «J'ai alerté toute la communauté farang pour trouver des volontaires, mais quand ils ont découvert qui était mon maître tout-puissant, tous ont trouvé des excuses pour ne pas venir. Aussi, j'ai fini par me contenter de ce coussin... » Elle le lui tendit. «Voyez comme il est usé par tous ces baisers farangs. »

Il se mit à rire. «A partir de maintenant, c'est moi seul qui te servirai de coussin, Sunida.

- Vous êtes bien plus doux que cette soie, mon Seigneur», dit-elle en se blottissant contre lui.

Elle lut sur son visage l'anxiété qui le rongeait. «Je vois bien que votre esprit est sombre, mon Seigneur, et je me sens coupable de n'avoir pas su vous réconforter comme il est de mon devoir de le faire. »

Il la regarda avec une infinie tendresse. Elle était toujours si désireuse de lui venir en aide.

« Ne t'inquiète pas, petite Sunida. Tu as été parfaite.

- Pourtant, si vous souhaitez partager avec moi votre fardeau, je vous écoute, mon Seigneur...

- Nous traversons des temps troublés, Sunida - les plus troublés depuis que j'ai été nommé Barcalon.» Il eut un pâle sourire. « Figure-toi que, durant mon voyage, j'ai rencontré une magicienne qui m'a prédit mon avenir. »

Elle ouvrit de grands yeux. «Vraiment, mon Seigneur?» Cela ne ressemblait pas à son maître, pensa-t-elle sans pouvoir dissimuler son excitation. Comme tous les Siamois, elle croyait fondamentalement au message des étoiles. Patiemment, elle attendit qu'il se confie.

« Il s'agit de mère Somkit. »

Sunida en eut le souffle coupé. « Mère Somkit ! Je croyais qu'elle s'était retirée du monde. Elle est la plus réputée de toutes, la plus brillante ! »

Phaulkon s'assombrit. «J'espère bien que non. Car elle m'a annoncé que je n'avais plus que soixante jours à vivre. »

Le visage de Sunida se ferma. Devinant son trouble, il regretta de lui avoir confié cet incident. «Je pense qu'elle a perdu ses dons, reprit-il pour l'apaiser. Elle m'a dit que j'avais trois enfants, deux vivants et un troisième à venir. »

Sunida fronça les sourcils.

«Il y en a peut-être un dont vous ignorez l'existence, mon Seigneur.

- Je connais le nombre de mes enfants, Sunida. »

Mais il vit qu'elle demeurait inquiète, tournant et retournant toutes ces choses dans son esprit. Soudain elle le regarda avec l'expression de quelqu'un qui vient de prendre une décision.

« Vous souvenez-vous de ce portrait de vous que le prêtre farang a peint avec une brosse? Pourriez-vous me le confier, mon Seigneur? Il vous ressemble tellement que j'aimerais m'entraîner sur lui plutôt que sur le coussin. J'en prendrai le plus grand soin.»

Il ne put s'empêcher de rire mais son cœur se serra. Désirait-elle le conserver en souvenir de lui s'il venait à disparaître? Il s'efforça de prendre la chose à la légère. «Tu sais, je ne crois pas à ces balivernes, et je n'ai nullement l'intention de te quitter dans soixante jours. Par ailleurs, tu finiras par user la toile si tu t'obstines à la couvrir de baisers farangs.

- Alors, je me contenterai de regarder ce portrait quand vous êtes en voyage, mon Seigneur. » Elle sourit. «Je pourrai lui confier toutes ces choses que, par timidité, je n'ose vous dire quand vous êtes avec moi. Et, mieux encore, il ne pourra pas me répondre. »

Il rit de nouveau. «Très bien. J'essaierai de te le rapporter la prochaine fois. »

Il se demandait comment il s'arrangerait pour sortir le tableau de sa maison d'Ayuthia sans que sa femme lui pose trop de questions. Peut-être pourrait-il prétendre que Sa Majesté le lui avait demandé. Bah, qu'importe... il trouverait bien une excuse. Sunida demandait si rarement quelque chose.

«Oh, merci, mon Seigneur.» Mais elle n'en avait pas terminé pour autant. « Et pourrais-je avoir également un de ces drôles de vêtements farangs que vous portez parfois? Comment les appelez-vous déjà... pata... patalans?»

Il rit de bon cœur. «Des pantalons, Sunida.

- Peu importe leur nom. Figurez-vous que cela amuse beaucoup Supinda. Elle ne cesse de m'en réclamer.

- Alors il faudra qu'elle me les demande elle-même car j'ai hâte de la voir. Quand sera-t-elle de retour?

- Au coucher du soleil, mon Seigneur. Elle vous a réclamé chaque jour, vous attendant, espérant...»

Sunida lui adressa un de ces sourires éclatants dont elle avait le secret. «Elle est comme sa mère... je me fais tant de souci quand vous êtes absent, mon Seigneur. C'est mon seul tourment. Je crains toujours que quelque terrible événement ne se produise quand vous n'êtes pas là pour intervenir. Et puis il y a toutes ces rumeurs.

- Des rumeurs ? Quelles rumeurs ? »

11 savait que le palais bourdonnait sans cesse de mille chuchotements. Mais il n'y avait là rien de très étonnant. Les cinq cents concubines du harem royal étaient la source de tous ces bavardages et rien ne semblait devoir échapper à leur curiosité maladive. Leur vie n'était qu'une longue suite d'intrigues et de ragots, entremêlée de liaisons entre lesbiennes, sans doute provoquées par l'abstinence du roi.

« Dans les appartements des femmes, on raconte que la princesse royale n'épousera jamais Pra Piya et que votre ennemi juré, Luang Sorasak, va revenir de sa province et réclamer le trône pour lui », annonça Sunida, le visage grave.

« Quand as-tu entendu ces bavardages ? »

Le sourire malicieux réapparut. « Il y a peu de temps de cela, mon Seigneur. Lorsqu'on vous sait absent, les épouses royales m'invitent à leur rendre visite dans l'espoir de me voir participer à leurs jeux.» Elle gloussa. «Je suis vraiment vilaine, vous savez. Je fais semblant d'être prête à succomber jusqu'à ce que j'aie extrait toutes les informations vous concernant. Après quoi, je redeviens moi-même et repars pour mes appartements.

- Elles doivent te détester de leur résister ainsi. Est-ce que toutes prennent part à ces jeux?

- Ce sont des femmes solitaires, mon Seigneur, surtout depuis que le Seigneur de la Vie est si malade. Comme je suis la seule à résister à leurs avances, il semble qu'elles ne m'en désirent que davantage. » Elle soupira. «Je suis si malheureuse, en vérité. »

Il leva les sourcils. «Toi, malheureuse, Sunida? Et pourquoi ?

- Lorsqu'une femme a connu un maître tel que vous, elle ne peut plus trouver de plaisir ailleurs.

- Je suis dans la même situation que toi, Sunida, dit-il doucement.

- De tous mes amants, vous êtes celui que je préfère, mon Seigneur. »

Stupéfait, il la dévisagea. « Que veux-tu dire ? »

Elle garda quelque temps le silence puis, soudain, leva les yeux vers lui, rayonnante. De son doigt mince, elle lui caressa tendrement l'arête du nez, comme en se jouant. «J'ai de nombreux amants, mon Seigneur, mais tous ont votre visage. Car il s'agit de vous, mais avec des expressions différentes. »

Il la regarda en riant. « Sunida, je ne me rendais pas compte que je pouvais encore être jaloux. Tu m'as réellement ensorcelé, tu sais. »

Elle effleura doucement sa cuisse et, à ce seul contact, il sentit instantanément une onde de chaleur se répandre en lui. Sa main était aussi légère qu'une aile de papillon.

«Alors venez encore une fois dans mes bras, mon Seigneur, car votre absence a été vraiment très longue. »

Ils firent une fois de plus l'amour, savourant chaque seconde comme si l'éternité leur appartenait, ivres de sensations et de caresses, s'excitant et s'apaisant l'un l'autre tour à tour, conscients d'avoir tout ce que deux amants peuvent désirer. Ils demeurèrent longuement étendus, plongés dans leurs pensées.

«Sunida, je dois te dire quelque chose.

- Je vous en prie, mon Seigneur. Dites-moi que vous m'aimez toujours...»

Il avait envie de lui parler de Petraja et de la lettre signée Dawee mais préféra renoncer. Cela ne ferait que l'inquiéter davantage. Il se contenta de lui sourire. «Je suis heureux que tu saches combien je t'aime, Sunida. D'autant que je vais devoir te quitter maintenant. Mais je serai de retour dès que possible.

- Je vais vivre dans l'attente de cet instant, mon Seigneur. »

Elle l'accompagna jusqu'à la porte, toujours souriante. Mais, dès qu'elle se retrouva seule, elle donna libre cours à son chagrin. Les larmes qu'elle avait retenues si longtemps roulèrent à flots sur ses joues. Soixante jours! Oh, miséricordieux Bouddha! Elle allait avoir besoin de toutes ses forces et plus encore pour opposer un défi à ce qui avait été écrit dans les astres.

17

Nellie et Mark passèrent la nuit chez un commerçant portugais, Joao Pareira, ami de Phaulkon et du père de Bèze, qui possédait une petite maison typiquement siamoise dans la banlieue d'Ayuthia. Comme il était trop tard pour se rendre à Louvo ce soir-là, le petit jésuite avait décidé de rester hors de portée du séminaire.

La discussion avait été si vive entre le lieutenant Sautier et le capitaine des gardes de Phaulkon qu'il avait douté un instant qu'on les laisserait repartir pour Louvo. À bout de nerfs, l'officier français avait même tiré son épée pour en menacer de Bèze. Quant à Ducaze, il avait ameuté quelques jésuites pour lui venir en aide, mais les soldats du Barcalon avaient eu vite fait de les immobiliser et d'entraîner Som-chai avec les autres hors de l'enceinte. Par prudence, deux gardes étaient restés en arrière pour empêcher le lieutenant français de leur donner la chasse.

Nellie se sentait grandement soulagée par la tournure des événements. Tout au long de cette vive dispute, et malgré les regards furieux de Mark, elle avait prétendu vouloir retourner à Bangkok. Trop aveuglé par son désir de poursuivre en direction de Louvo, son fils n'avait pas compris qu'il s'agissait d'un stratagème. Comptant sur la victoire des hommes de Phaulkon, elle espérait ainsi que Desfarges serait informé par Sautier de son soutien à leur cause. Il s'imaginerait qu'elle avait été contrainte de quitter de force le séminaire et se sentirait responsable de cette nouvelle épreuve. En restant dans les bonnes grâces du général, elle pourrait peut-être, par la suite, recevoir de lui un soutien appréciable.

Épuisés par leur voyage matinal et ces incidents plutôt mouvementés, Nellie et Mark ne furent que trop heureux de prendre un peu de repos. Après un bref échange de politesses avec leur hôte portugais, ils absorbèrent un bol de riz au poulet suivi d'un délicieux gâteau avant de s'écrouler, ivres de fatigue, sur leurs nattes de jonc. Leur nuit fut longue et réparatrice. Ils s'éveillèrent frais et dispos, saluant cette aube nouvelle avec un frisson d'anticipation. Leur but était enfin en vue. Après une odyssée de neuf mois qui leur avait fait traverser la moitié du monde, ils ne se trouvaient plus qu'à un jour de voyage de leur objectif. Cela faisait si longtemps qu'ils rêvaient de cet instant !

Ils firent leurs adieux à leur hôte et s'engagèrent sur un étroit sentier abrité menant au petit quai privé où la barque de Phaulkon les attendait pour les transporter à Louvo. Mark avait gardé prudemment ses bandages. Le père de Bèze les accompagnait, ainsi que les douze solides gardes de Phaulkon entourant un Somchai bien ficelé. Le prisonnier s'entêtait à désigner le Barcalon comme son seul commanditaire, mais de Bèze, prudent, avait conseillé au capitaine d'escorte de le tenir entravé en attendant de vérifier de telles allégations. Ils ne tarderaient pas à savoir si l'homme travaillait effectivement ou non pour leur maître.

Une grande barque de belle allure surgit devant les yeux émerveillés des Tucker. C'était la première fois qu'ils la voyaient car, la veille, on les avait conduits à la maison du commerçant portugais sur de petits bateaux. L'élégante embarcation occupait toute la largeur du quai. Plus grande et plus décorée que celle du général français, elle s'en distinguait aussi par son mobilier, entièrement de style siamois. Cent rameurs étaient placés aux deux extrémités et, au centre, une estrade permettait aux passagers d'avoir une vue panoramique sur le paysage. Les deux pointes recourbées de la coque évoquaient les toits des maisons siamoises. De nombreux coussins triangulaires bien rembourrés offraient un confortable appui en guise de chaises et, sur des tables basses, on avait servi des rafraîchissements. Mark fut particulièrement impressionné par la haute proue qui jaillissait au-dessus de l'eau. Elle avait la forme d'un oiseau féerique et son long cou abondamment garni de feuilles d'or étincelait joyeusement dans le soleil matinal.

Dès qu'ils furent installés, les cent rameurs, vêtus de tuniques rouges et coiffés de bonnets assortis, s'inclinèrent devant leurs hôtes et prirent position derrière leurs rames. Somchai et les gardes disparurent à l'arrière et la barque se mit en mouvement.

«Combien de temps durera le voyage? demanda Nellie au prêtre.

- Pas plus de six heures, j'imagine. Vous aimerez Louvo, madame, l'air y est plus frais qu'ici. Il soulage l'asthme du roi. »

Elle l'observa discrètement, essayant de deviner s'il tentait de l'apaiser ou bien de s'excuser de les avoir en quelque sorte «enlevés», elle et son fils. Se sentait-il coupable à leur égard? En attendant, il était préférable de continuer à profiter de ses bonnes dispositions. Elle avait vu comment il s'était comporté au séminaire et se disait qu'il serait un allié précieux.

« Pourquoi ne nous avez-vous pas autorisés à regagner le fort, mon Père?» demanda-t-elle en se blottissant confortablement contre les épais coussins.

Le prêtre sourit aimablement. « Le seigneur Phaulkon souhaite vous interroger personnellement au sujet

du meurtre du père Malthus après qu'on l'a accusé à tort d'avoir orchestré ce crime. Il est important à ses yeux - et à ceux de tous les autres - que la vérité soit clairement établie. »

Elle le regarda, surprise. « Mais, mon Père, le meurtrier n'a-t-il pas déjà avoué qu'il avait agi sur l'ordre du seigneur Phaulkon ?

- Le seigneur Phaulkon est certainement d'un autre avis, madame.

- Où résiderons-nous?

- Dans la demeure du Barcalon. N'ayez aucune inquiétude, on s'occupera très bien de vous. » Il fit une pause. « Puis-je à mon tour vous demander pourquoi vous vous êtes montrée si réticente à l'idée de m'accompagner ? »>

Elle prit un air faussement penaud. «J'avais promis au général Desfarges de retourner à Bangkok. Il s'est en effet montré très aimable avec nous, faisant preuve d'une réelle sollicitude à notre égard. Il comptait sur notre retour.

- Je vois.» De Bèze l'observa quelques instants. « Mais j 'ai encore une autre question à vous poser. Me permettrez-vous de savoir comment il se fait qu'une dame de votre éducation en vienne à voyager si loin de chez elle? Il est bien rare de rencontrer une Européenne au Siam. »

Un bref instant, elle fut tentée de lui révéler toute la vérité. Après tout, c'était un prêtre et il lui inspirait confiance. Mais C'était aussi un proche de Phaulkon et Mark serait furieux si elle lâchait la moindre information sur le but réel de leur expédition. Pauvre Mark! Comme il devait se sentir mal à l'aise sous ses bandages dans ce climat si chaud et humide! Pour finir, Nellie décida de ne rien révéler au jésuite mais sans lui mentir non plus.

«Je suis ici pour une mission plutôt particulière, mon Père. Et, pour l'instant, je préférerais la tenir secrète. »

Il inclina la tête. «Je vois que la discrétion est une autre de vos qualités, madame. Je n'insisterai donc

pas.» Il jeta un coup d'oeil à Mark. «Mais permettez-moi au moins d'offrir mes services à ce jeune homme. J'occupe le poste de premier médecin de Sa Majesté et, si vous m'y autorisez, je serais très heureux d'examiner les blessures de votre fils.

- Je vous en remercie vivement, mon Père. Peut-être plus tard, quand nous aurons gagné Louvo.

- A votre gré, madame, mais je ne peux vous garantir d'être alors disponible. Le seigneur Phaulkon désire que je m'occupe de la santé de Sa Majesté dès mon retour, et j'ai promis de le faire immédiatement. »

La longue barque avait gagné le milieu du fleuve et prenait de la vitesse. Agissant en cadence au rythme d'un tambour, les solides rameurs propulsaient le bateau à une allure surprenante.

Nellie jeta un regard pénétrant au petit jésuite.

«Travaillez-vous pour le seigneur Phaulkon?

- Oh non, madame, je travaille pour le Seigneur là-haut, répondit-il avec un petit rire, un doigt pointé vers le ciel. Mais le seigneur Phaulkon et moi-même nous rendons parfois quelques petits services, surtout pour des affaires sur lesquelles nous partageons le même avis. »

Cette fois, ce fut au tour de Nellie de se mettre à rire.

«Ce n'est pas comme au séminaire, alors. L'atmosphère y était vraiment peu cordiale.

- Je crains que vous n'ayez raison, madame. Le seigneur Phaulkon et moi-même ne comptons guère d'amis parmi les jésuites. »

La jeune femme haussa un sourcil. « Pourquoi cela? » Elle avait conscience de poser trop de questions mais le prêtre semblait bien disposé.

Il réfléchit un instant. « Disons que je partage avec mes frères jésuites les mêmes buts ultimes, mais notre approche demeure différente. Mon point de vue est plus pragmatique que celui de mes coreligionnaires. Ainsi, je comprends que le seigneur Phaulkon se comporte avant tout comme un politicien, alors que mes frères préféreraient le voir plus préoccupé de religion. »

Ils doublèrent une énorme barque à la proue presque carrée qui se déplaçait lentement. Sur le vaste pont, une demi-douzaine d'éléphants se nourrissaient de canne à sucre et de pousses de bambou. Les yeux de Mark brillèrent d'émerveillement. Nellie se tourna en souriant vers le prêtre.

« Puis-je vous demander quels sont les sujets sur lesquels vous et le seigneur Phaulkon n'êtes pas d'accord ? »

La question sembla amuser le prêtre.

« S'il s'agit de discuter de politique, je crains que le voyage ne soit pas assez long pour que je puisse vous répondre. »

Nellie éclata de rire. «Oh non, mon Père. Ce n'est qu'une insatiable curiosité féminine. Simplement, si je dois être interrogée par ce potentat, j'aimerais en apprendre un peu plus sur lui, voilà tout.

- Vous serez charmée par lui, j'en suis certain. La plupart d'entre nous le sommes, d'ailleurs.»

Elle prit un air soucieux. «J'ai entendu dire que c'était plutôt un homme à femmes, mon Père.»

Le prêtre leva les bras au ciel. «Ah, ces choses-là sont en dehors de ma juridiction, madame! »

Nellie l'observa attentivement. «Vous semblez d'une inébranlable loyauté à son égard, mon Père. Il a de la chance d'avoir un allié tel que vous. J'ai entendu dire au fort qu'il avait beaucoup d'ennemis.

- Tous les hommes puissants ont des ennemis. Et les officiers français auxquels vous faites allusion ont un grief compréhensible. Ils ont l'impression que le seigneur Phaulkon aime davantage le souverain du Siam que le roi de France.

- Et en quoi est-ce répréhensible ? interrogea-t-elle, surprise.

- Ma foi, le roi Louis l'a tout de même fait comte de France. Et il a envoyé une armée pour le soutenir.

- Avec, en échange, le devoir de convertir le roi du Siam au catholicisme, n'est-ce pas? Qu'arrivera-t-il si le comte échoue ? »

Le Père lui jeta un regard soucieux. «C'est bien là le nœud du problème, madame. »

Ils gardèrent un instant le silence.

«Cet homme, ce Somchai, travaille-t-il réellement pour lui ? »

Le prêtre haussa de nouveau les épaules. «C'est ce qu'il prétend.

- Mais, vous-même, que croyez-vous?

- Je crois que vous posez trop de questions, madame. Et qu'il est temps pour un vieil homme de se reposer. »

Il lui sourit et s'étendit sous l'auvent.

À peine de Bèze était-il parti pour Louvo que le père Ducaze, toujours bouillant de colère, s'était précipité chez Maria à Ayuthia. C'était une vieille amie et, aux yeux des jésuites, elle représentait toujours leur meilleur espoir de convertir le roi. Bien souvent Ducaze avait prié pour que Constantin Phaulkon reçoive au moins une once de la ferveur religieuse de son épouse. Il avait parfaitement conscience qu'elle n'était nullement responsable de la situation et que ce n'était pas sa faute si leur rêve ne réussissait pas encore à se réaliser.

Si Maria ne reprochait officiellement jamais rien à Phaulkon, Ducaze savait qu'elle dissimulait douloureusement ses frustrations. Mais les événements se précipitaient. L'homme qui avait avoué le meurtre de Malthus avait aussi reconnu publiquement qu'il travaillait pour le Barcalon. Ducaze jugeait de son devoir d'en informer Maria afin qu'elle puisse confondre son mari. A présent, il devenait urgent d'alerter le général Desfarges pour obtenir justice. Car personne d'autre ne pouvait le faire. Aucune cour de justice siamoise n'oserait affronter le Barcalon et encore moins le condamner. Ducaze regrettait d'apporter à Maria d'aussi tristes nouvelles, mais il n'avait pas le choix.

Il la trouva à l'orphelinat, installée dans l'un des vastes bâtiments qu'elle avait fait élever sur le terrain de son palais. C'était une magnifique œuvre de cha-rité que Maria avait entreprise là. Grâce à elle, les enfants abandonnés ne trouvaient pas seulement un toit mais ils étaient aussi éduqués dans la religion chrétienne, sauvant ainsi pour toujours leur âme.

Maria accueillit le jésuite chaleureusement et lui offrit un rafraîchissement. Il refusa, alléguant qu'il lui fallait regagner le séminaire aussi vite que possible.

Elle le fit alors entrer dans une petite pièce privée et écouta attentivement le compte rendu qu'il lui fit des événements. Tout au long de son récit, elle ne manifesta aucune émotion apparente ; il était certain cependant d'avoir lu dans ses yeux la stupéfaction et la colère. Quand il eut terminé, elle ne fit aucun commentaire et se contenta de le remercier de l'avoir informée. Elle aborderait le sujet avec son mari à la première occasion et ferait connaître au jésuite le résultat de son entretien.

Satisfait, le père Ducaze salua et sortit.

À peine la porte s'était-elle refermée sur lui que Maria se prit la tête entre les mains en poussant un cri de désespoir. Elle dut faire un immense effort sur elle-même pour contrôler ses émotions et réussir à donner encore une série d'instructions à l'orphelinat avant de demander que l 'on prépare la barque la plus rapide.

Elle prit la direction de Louvo pour rejoindre Phaulkon une heure à peine après le départ de Nellie et de Mark pour la même destination.

Tandis qu'ils suivaient le père de Bèze dans l'allée traversant le jardin de la splendide demeure de Phaulkon, au bord du fleuve, le cœur de Mark battait si fort qu'il avait l'impression qu'il allait éclater dans sa poitrine. En ce brûlant milieu d'après-midi, le parfum lourd des tubéreuses flottait dans l'air oppressant. Nellie avançait au côté de son fils en le tenant par le bras, respirant avec délices ces effluves enivrants. Mais, malgré ce cadre enchanteur, elle se sentait aussi anxieuse que Mark. De temps à autre, elle s'exclamait devant la beauté d'un majestueux palmier éventail ou d'un buisson sculpté en forme d'éléphant ou de daim. Des nuées de serviteurs s'affairaient autour d'eux, taillant les haies, balayant les allées. Ils croisèrent un groupe de servantes occupées à disposer avec soin des guirlandes de fleurs fraîches autour d'un autel placé sur un haut socle de marbre. Trop absorbé par ses pensées, Mark n'écoutait pas les commentaires émerveillés de Nellie.

Le jour était enfin venu pour lui de connaître son père.

Il avait hâte de pouvoir retirer les pansements qui lui emprisonnaient la tête et de redevenir enfin présentable. Mais il savait aussi qu'il n'aurait pas été prudent de révéler trop tôt son vrai visage. Ce n'était pas au dernier moment qu'il fallait abandonner le jeu. Il espérait toutefois qu'on leur donnerait l'occasion de se rafraîchir avant d'être introduits en présence de Phaulkon.

Nellie lui jeta un regard en coin. Je sais bien que c'est ton jour, Mark, pensa-t-elle. Bien plus, même, que le mien.

Elle se tourna vers le prêtre. «Mon Père, le voyage a été long, et nous aimerions nous rafraîchir avant de rencontrer le seigneur Phaulkon.

- Bien entendu. Je vais m'en occuper dès que nous serons à l'intérieur.»

Une superbe porte en bois de teck finement sculpté à laquelle on accédait par une série de marches évoquant davantage une échelle qu'un véritable escalier se dressa bientôt devant eux. A leur approche, les deux battants s'ouvrirent comme par magie, et deux domestiques en livrée se prosternèrent de chaque côté du seuil. Manifestement, le prêtre était un familier de l'endroit car personne ne leur avait posé la moindre question depuis qu'ils avaient accosté le long du quai privé.

Tandis que Nellie et Mark attendaient anxieusement à la porte en s'efforçant de faire bonne contenance, un majordome aux cheveux blancs surgit et

s'inclina profondément. Le prêtre lui parla en siamois, et le vieux serviteur lui répondit en leur faisant signe de le suivre.

« Le seigneur Phaulkon est malheureusement absent, madame, expliqua de Bèze à Nellie. Il est actuellement au Palais et ses domestiques ne savent pas quand il rentrera. J'ai expliqué que vous étiez ici sur invitation du maître de maison et que l'on devait vous traiter avec tous les égards possibles. Je me suis également arrangé pour que l'on vous donne une chambre d'hôte équipée des installations nécessaires pour prendre un bain. Je dois me rendre immédiatement au Palais afin d'informer le seigneur Phaulkon de votre arrivée - du moins si je le rencontre. Il est probablement auprès de Sa Majesté à laquelle je dois moi-même rendre une visite attendue depuis longtemps. »

Il s'inclina. «Ce fut un plaisir de vous rencontrer. J'espère que nous nous reverrons.»

Nellie et Mark le remercièrent et suivirent le majordome par un long couloir faiblement éclairé. Ils devinaient la présence d'une foule de serviteurs qui, cachés dans tous les recoins de la vaste maison, les observaient à la dérobée. Un autre groupe d'esclaves marchait derrière eux en portant leur maigre bagage.

Le vieux serviteur ouvrit enfin une porte et les introduisit dans une vaste chambre. Très excités, Nellie et Mark s'installèrent dans leurs nouveaux appartements. Comme il était extraordinaire de se retrouver enfin dans la maison de l'homme pour lequel ils avaient parcouru des milliers de kilomètres - et qui ignorait encore leur présence...

La pièce n'était guère différente de celle que Thomas Ivatt leur avait attribuée à Mergui. Meublée dans le style du pays, elle était pourvue de longues nattes de jonc en guise de lits, d'un paravent japonais, d'un petit tapis persan et de nombreuses porcelaines Ming placées dans des petites niches creusées dans les murs recouverts de bois de teck poli. Les fenêtres, maintenues ouvertes par des tiges de bambou, laissaient entrer une agréable brise.

Le cabinet de toilette n'était qu'une extension de la chambre limitée par un autre paravent. On y trouvait une grande vasque pour le bain et un profond bassin servant de latrine. Après que Nellie eut aidé Mark à se délivrer de ses bandages, ils s'aspergèrent tour à tour d'eau, savourant avec délices sa fraîcheur sur leurs corps brûlants. Puis ils se préparèrent longuement, trop occupés à cette tâche pour se lancer dans la conversation. Mark, le visage grave, s'était muré dans un profond silence tandis qu'il répétait en pensée les premiers mots qu'il échangerait avec son père. Nellie, elle, maudissait l'absence de ses bagages laissés à Mer-gui. La seule robe européenne qu'elle avait emportée avec elle étant trop froissée, elle n'avait pas d'autre choix que de se vêtir à la siamoise.

Elle choisit finalement un panung noir et un grand châle assorti lui drapant la poitrine. Voyant son hésitation, Mark l'assura que cette tenue la faisait paraître plus jeune, mettant joliment en valeur sa silhouette.

Il passa plus de temps encore que sa mère à se préparer, l'interrogeant à chaque instant pour lui demander son avis. Son visage était encore marqué de quelques contusions, à peine visibles cependant, et il était superbe dans son panung bleu orné de motifs et sa chemise de mousseline blanche décolletée en pointe et munie de larges manches trois-quarts. Dans cette tenue, il ressemblait à quelque valeureux corsaire prêt à tirer l'épée. Tous deux étaient pieds nus car, selon la coutume, personne ne devait porter de chaussures dans une maison siamoise. Même dehors, la majorité de la population allait nu-pieds. Seuls les mandarins avaient droit à des pantoufles aux bouts relevés.

Un coup discret frappé à la porte annonça l'arrivée d'un esclave. Front contre terre, il leur fit comprendre par gestes qu'ils devaient le suivre et les conduisit à travers un dédale de couloirs jusqu'à une grande pièce de réception où il leur indiqua discrètement un long divan au centre. Disposés sur des tables basses, des plats d'argent offraient le spectacle appétissant de mets les plus variés. Un délicieux parfum d'épices

flottait dans l'air. De jeunes servantes au sourire timide, poitrine nue, étaient agenouillées près des tables, tenant dans leurs mains des éventails de palmes.

Après que Nellie et Mark se furent installés sur le divan, les jeunes filles s'inclinèrent bien bas, veillant, selon le protocole, à ce que leur tête ne se trouve jamais plus haut que celle des visiteurs. Pourtant, malgré leur discrétion exemplaire, elles ne pouvaient dissimuler tout à fait leur immense curiosité à l'égard du jeune farang aux traits si semblables à ceux de leur maître.

La mère et le fils échangèrent quelques regards complices en contemplant la profusion de plats devant eux. Ils se servirent eux-mêmes, piochant un peu dans tous pour remplir leur bol de porcelaine. A peine les virent-elles saisir leur cuiller de nacre et commencer à manger que les esclaves se mirent aussitôt à les éventer. Nellie et Mark avaient l'impression de dîner dehors sous une brise chaude.

Tout en prenant leur repas, ils observaient à la dérobée le décor, admirant les ravissants cabinets laqués aux tons fanés par les ans, les tapisseries brodées de fils d'or représentant des scènes de guerre, et les longues étagères chargées de livres et de manuscrits anciens. Nellie se demanda comment un homme aussi occupé que le Barcalon parvenait encore à trouver le temps de lire autant. Mark, fasciné, ne pouvait détacher son regard d'une splendide maquette de bateau posée sur un socle de marbre, une jonque siamoise pourvue de voiles en forme d'ailes de chauve-souris. Un grand miroir de style français, au cadre richement décoré, ornait l'un des murs. Nellie et Mark auraient bien aimé s'y regarder, mais il n'était pas question de faire preuve d'une telle vanité devant les domestiques. Tapis dans tous les recoins de la pièce ou accroupis près de la porte, il y en avait partout. Leur nombre semblait incalculable.

Un peu intimidés, Nellie et Mark n'échangèrent que quelques mots à voix basse, de crainte d'être compris par un esclave parlant leur langue. Ils se deman-

daient aussi si tous ces domestiques n'étaient pas là pour les espionner. Les mets, cependant, s'avérèrent excellents, bien supérieurs à tout ce qu'ils avaient déjà goûté depuis leur arrivée au Siam. Si certaines sauces étaient trop épicées à leur goût, les préparations - dont la plupart leur étaient inconnues -avaient une saveur exquise.

Il y eut un instant d'étonnement amusé lorsque, à la fin du repas, un esclave apporta un curieux instrument de cuivre pour le placer devant Mark.

C'était un hookah de style mauresque, richement ciselé. Les femmes n'étant pas censées fumer, Nellie n'eut pas ce privilège. A vrai dire, Mark n'avait lui non plus jamais eu le loisir de goûter au tabac. Mais il jugea que le moment était venu de s'y risquer. Comme il s'efforçait de se servir du hookah avec une évidente maladresse, des rires étouffés s'élevèrent dans la pièce et les deux esclaves maniant les éventails mirent une main devant leur bouche pour dissimuler leur amusement.

Les deux Anglais éclatèrent de rire à leur tour, ce qui détendit l'atmosphère. Mark finit par découvrir comment inhaler la fumée mais, à la première bouffée, il fut pris d'une quinte de toux si violente qu'il dut quitter précipitamment le divan, le visage écarlate. Inquiète, Nellie s'apprêtait à le suivre, mais Mark, d'un geste impératif, lui demanda de rester assise. Il jugeait avoir suffisamment perdu la face comme ça.

Cette fois, les esclaves s'étaient arrêtés de rire. Deux d'entre eux accompagnèrent le garçon jusqu'à sa chambre tandis que les autres tentaient de rassurer Nellie et de lui faire comprendre par signes qu'il n'y avait pas lieu de s'alarmer.

La jeune femme s'adossa alors à son siège, perdue dans ses pensées. Lorsqu'elle entendit marcher dans le couloir quelques minutes plus tard, elle pensa tout d'abord qu'il s'agissait de Mark. Mais, à la réflexion, les pas étaient trop légers pour être ceux d 'un homme. L'instant d'après, une femme apparut sur le seuil. Petite, mince, de type eurasien, elle était très jolie.

Élégamment habillée à la mode siamoise, elle portait de superbes bijoux au cou, aux poignets et aux mains. Sans doute s'agit-il d'une des concubines de Phaulkon, songea Nellie, sachant que sa femme résidait à Ayuthia.

En l'apercevant, la nouvelle venue s'arrêta brusquement pour l'observer avec curiosité. Puis, comme si elle se souvenait de quelque chose, elle lui sourit et s'avança vers elle avec assurance.

«Vous devez être cette dame anglaise qui a assisté au meurtre du père Malthus, dit-elle dans un anglais un peu hésitant. Je suis Maria de Guimar, l'épouse du seigneur Phaulkon.»

A ces mots, le cœur de Nellie bondit dans sa poitrine. C'était une situation si inattendue qu'elle en demeura comme engourdie, même si de multiples pensées occupaient son esprit. Que faire, à présent? Elle n'avait plus le temps d'alerter Mark afin qu'il se tienne à l'écart. Jusqu'ici, elle avait envisagé des douzaines de scénarios différents pour la scène des retrouvailles avec Constant - mais aucune en présence de son épouse.

Elle prit une profonde inspiration et réussit à sourire. «Je suis enchantée de faire votre connaissance, madame. Mais je vois que vous semblez déjà savoir qui je suis...

- Je ne connais pourtant pas encore votre nom, répondit Maria en prenant place à côté d'elle sur le divan.

- Nellie Tucker, madame. »

Maria sourit à son tour. «J'imagine combien il a été éprouvant pour vous d'être le témoin d'un crime aussi affreux, dit-elle d'une voix chaleureuse. Croyez bien que je suis de tout cœur avec vous. Si vous pouvez supporter d'évoquer une nouvelle fois ce terrible épisode, j'aimerais que vous me racontiez ce qui s'est passé. Voyez-vous, j'étais très proche du père Malthus. » Elle observa une courte pause. « Et, bien entendu, j aimerais savoir ce qui vous amène au Siam. »

Nellie allait répondre quand elle entendit les pas de

Mark dans le couloir. Elle fit un mouvement pour se lever, mais il était trop tard. Le cœur battant à tout rompre, elle se rassit, fit semblant d'ajuster son panung et entreprit de faire le récit du meurtre. Maria l'écoutait avec attention ; cependant, lorsque Mark pénétra dans la pièce, elle coula vers lui un regard intrigué. Dès lors, Nellie sut qu'elle ne 1 écoutait plus.

Maria fixait le jeune homme comme s'il s'était agi d'un spectre. Alarmé, Mark se figea, interrogeant du regard sa mère qui, paralysée elle aussi, semblait pour une fois à court d'idées.

Maria fut la première à se ressaisir.

« Eh bien, jeune homme, asseyez-vous, et dites-moi qui vous êtes. »

Elle esquissa un sourire d'encouragement, mais Nellie devina qu'elle faisait un violent effort pour se contrôler. Mark regarda de nouveau sa mère qui baissa les yeux.

«Je m'appelle Mark Tucker, madame.

- Ainsi, vous êtes le fils de Mrs. Tucker?

- Oui, madame.

- Eh bien, asseyez-vous, Mr. Tucker. »

Mark s'exécuta et reprit timidement sa place sur le divan à côté de sa mère.

«J'ai entendu dire que vous vous étiez comporté courageusement sur le bateau. Vous semblez si jeune ! Quel âge avez-vous ?

- Seize ans, madame.

- Pas plus? Dites-moi, pourquoi votre père ne voyage-t-il pas avec vous pour vous protéger?»

Nellie finit par retrouver sa voix. «Mon mari est mort, lady Maria.» Elle avait volontairement prononcé le nom de Maria pour alerter Mark sur l'identité de son interlocutrice.

Celle-ci se tourna vers Nellie, affichant toujours le même masque de sympathie.

«Je suis désolée de l'apprendre, Mrs. Tucker. Votre deuil est-il récent ? »

Cet interrogatoire ne plaisait guère à Nellie, mais

elle ne trouvait pas d'échappatoire. Elle était certaine que Maria avait compris qui elle était.

«Mr. Tucker est mort il y a juste un an, madame.

- Oh, comme c'est tragique. Je présume que vous avez quitté l'Angleterre aussitôt après sa disparition. »

C'était plus une constatation qu'une question et Nellie ne vit pas la nécessité de répondre. Si Maria avait reconnu Mark, pourquoi jouait-elle ce jeu? Etait-ce pour les humilier tous les deux? A moins qu'elle ne cherchât à déconcerter le jeune homme dans l'espoir de lui arracher des confidences. Nellie avait lu quelque part que les Orientaux pratiquaient l'art raffiné de l'esquive, tournant autour d'un sujet épineux sans jamais l'aborder directement ou encore prétendant simplement qu'il n'existait pas. Mais la femme de Phaulkon commençait à pousser le jeu un peu trop loin.

Maria les regarda tour à tour. « Eh bien, puisqu'il semble que nous avons tous des questions urgentes à discuter avec mon mari, pourquoi ne l'attendrions-nous pas ensemble?»

Et elle s'adossa au divan, un sourire doucereux sur les lèvres.

18

À pied, le chemin était court entre le Palais et la demeure de Phaulkon, située non loin des murs massifs de l'enceinte royale. En cette belle fin de journée, les rayons obliques du soleil teintaient d'or les chapeaux à larges bords des marchands naviguant dans leurs petites pirogues chargées des produits qu'ils n'avaient pu écouler dans la journée.

Cheminant le long du fleuve avec pour seule escorte un groupe de vingt esclaves, le Barcalon regagnait sa demeure. Au Siam, il était d'usage qu'un dignitaire ne sorte jamais seul. Une suite d'esclaves l'accompagnait à chacun de ses déplacements, tant pour indiquer son rang élevé que pour sa protection personnelle. Lors des sorties officielles, chaque dignitaire était escorté par la totalité du personnel qui lui était attaché. Ainsi, quand le Seigneur de la Vie quittait son palais, pas moins de vingt mille esclaves se pressaient autour de lui. Mais pour une visite privée comme celle que Phaulkon venait de rendre à Sunida, une petite escorte suffisait.

Plusieurs des esclaves du Barcalon échangeaient entre eux des regards. Selon la loi, aucun d'eux n'aurait jamais osé adresser la parole à son maître à moins que celui-ci ne s'adresse à lui ; mais ils étaient inquiets de le voir aussi préoccupé. Absorbé dans ses pensées, il faillit même dépasser sa propre maison.

De fait, Phaulkon se reprochait d'avoir parlé à Sunida des sinistres augures de la mère Somkit. Il aurait dû se souvenir combien elle croyait à ces choses et se montrer plus réservé. Il n'avait pas été dupe des efforts qu'elle avait déployés pour le distraire. En réalité, Sunida s'inquiétait terriblement - et c'était de sa faute. Mais elle lui était devenue si proche qu'il avait pris l'habitude de ne rien lui cacher. Et c'était là une des nombreuses raisons pour lesquelles il l'aimait. Féminine, dévouée, elle savait aussi faire preuve d'une extrême finesse en matière de politique, ayant grandi à la cour de son oncle, gouverneur de Ligor - une ville d'un tel faste qu'on pouvait la comparer à Byzance. La Compagnie néerlandaise des Indes orientales y possédait un comptoir, et Sunida avait eu ainsi maintes occasions d'observer le comportement des farangs.

Constant aurait voulu lui parler également de Malthus et de Petraja, ainsi que de la lettre signée Dawee mais il n'en avait pas eu le temps. D'ailleurs, il n'aurait réussi qu'à l'inquiéter davantage. Les temps étaient troublés. À peine un problème était-il résolu qu'un autre surgissait: la santé du roi, les manigances de Petraja, le meurtre de Malthus encore non éclairci.

Autant de préoccupations prioritaires dont dépendaient sa surv ie et son avenir.

Tout en gravissant les marches de sa demeure, il se demandait quelles autres surprises les dieux pouvaient bien encore lui réserver. Sarit, son majordome, l'attendait dans l'antichambre pour l'informer que son épouse se trouvait au salon en compagnie d'une mem et de son fils.

En apprenant la présence de Maria, Constant fronça les sourcils. Cela ne pouvait signifier que des soucis supplémentaires. Mais il se réjouit néanmoins à l'idée de rencontrer enfin cette Européenne, témoin du meurtre de Malthus. Manifestement, l'intelligent petit jésuite avait accompli sa mission.

Lorsqu'il pénétra dans le salon, Maria se leva pour le saluer. Son visage reflétait une expression étrange.

« Constant... enfin ! Nous attendions tous votre retour avec impatience. Mais nous avons eu ainsi le temps de faire connaissance, Mrs. Tucker et moi. Permettez-moi de vous présenter. »

Elle prit son mari par la main et le conduisit auprès de Nellie et de Mark qui semblaient, eux aussi, fort mal à l'aise.

«Je te présente Mrs. Tucker et son fils Mark», annonça Maria en arborant son sourire le plus éblouissant. « Mrs. Tucker, voici le seigneur Phaulkon, mon époux. »

Phaulkon contempla Nellie Tucker - une femme qu'il jugea séduisante, bien que d'allure plutôt surprenante dans ses vêtements siamois. Un vague souvenir naquit en lui tandis qu'il l'observait. Il avait la nette impression de l'avoir déjà rencontrée. Mais où ?

Elle aussi le regardait, sans faire mine de le reconnaître. Je dois me tromper, pensa-t-il en lui adressant son plus aimable sourire.

«Bienvenue à Louvo, Mrs. Tucker. On m'a informé que votre visite au Siam a été marquée par de pénibles événements. Je m'en excuse auprès de vous. Mon pays se montre d'habitude plus hospitalier vis-à-vis des étrangers. »

Elle lui rendit son sourire. « Espérons que le pire est derrière nous, seigneur Phaulkon, et que cela n'aura été qu'une malheureuse entrée en matière. »

Plus Constant l'observait, plus il se sentait intrigué. Cette voix lui semblait familière.

« Soyez assurée que je ferai de mon mieux pour que votre séjour se déroule sans autres incidents, madame, dit-il en s'inclinant galamment.

- Vous n'avez pas encore salué Mark, le charmant fils de Mrs. Tucker, intervint Maria. Il s'est interposé courageusement pour protéger la vie de sa mère sur le bateau. »

Phaulkon se tourna vers le garçon. «J'ai entendu dire, en effet, que vous vous étiez comporté avec bravoure... » Dérouté, il laissa traîner sa voix sur les derniers mots tandis qu'il fixait le jeune Anglais. Le garçon soutint bravement son regard, même si l'on pouvait lire dans ses yeux une vive anxiété.

Mon Dieu... pensa Phaulkon. Ce visage... Abasourdi, il avait l'impression de se retrouver devant son propre reflet, comme lorsqu'il se regardait dans un miroir français - mais avec quelques années de différence. C'était une apparition surgie de son passé, l'incarnation même de sa propre jeunesse. Il devait avoir eu ce visage-là quand il s'était rendu pour la première fois en Angleterre.

Ses pensées s'éclaircirent soudain. L'Angleterre? Doux Jésus... Cette femme qui lui semblait si familière... et ce garçon... Non, impossible! La jeune fille qu'il avait connue autrefois ne s'appelait pas Tucker, mais Summers.

Le sourire rusé de Maria le déconcerta. Que s'étaient donc raconté les deux femmes en son absence? Il était certain que Maria avait exercé tous ses talents de stratège auprès de Nellie en l'enjôlant avec des promesses d'amitié.

Il tressaillit soudain. Ne venait-il pas de retrouver le prénom de cette jeune femme? Bien sûr! Nellie, la rose d'Angleterre...

Il prit une profonde inspiration et demanda, d'une voix aussi unie que possible.

« Nellie ? »

La jeune femme esquissa un faible sourire.

« Constant ?

- Dieu du ciel ! »

Il se tourna vers le garçon qui continuait à le dévisager avec une expression avide comme si... oui, comme s'il attendait de lui quelque signe de reconnaissance. Seigneur! songea Phaulkon, je ne me sens pas préparé à affronter une telle situation...

«Je disais justement à Mrs. Tucker, il y a seulement un instant, combien la ressemblance entre son fils et vous était frappante, Constant, insinua Maria avec un petit rire lourd de sous-entendus. Naturellement j'ai précisé que, pour nous autres, Siamois, tous les farangs se ressemblent. » Ses yeux se rétrécirent quand ils se posèrent à nouveau sur Nellie. « Figurez-vous que mon mari ne cesse de me répéter que je ne pense pas comme les Siamois...»

Cela ne peut durer, songea Phaulkon, tandis que les souvenirs se bousculaient dans ses pensées. Nellie Summers... En la voyant ainsi vêtue à la mode siamoise, ses cheveux auburn flottant librement sur ses épaules, il ne l'avait pas reconnue. Autrefois, elle portait des nattes. Elle était aussi fraîche qu'une fleur du Dcvonshire et il l'avait adorée. Nellie... le premier grand amour de sa vie.

Son attention se reporta sur le jeune Anglais. Quel était son nom, déjà? Dans sa confusion il avait oublié ce que Maria avait dit. Ah oui, Mark... Pas étonnant que le garçon ait l'air aussi tendu. Mon Dieu, depuis combien de temps attendait-il ce moment? Constant imaginait sans peine son angoisse, son émotion...

Malgré le choc d'une telle surprise, il n'allait pas fuir devant ses responsabilités - même devant Maria. Il n'était pas encore l'heure de penser aux conséquences qu'une pareille situation n'allait pas manquer d'entraîner.

Il s'avança vers le jeune homme en arborant son plus chaleureux sourire. Mark attendait, incertain, un rideau de larmes voilant ses yeux.

« Bienvenue au Siam, Mark, dit Phaulkon. Je suis enchanté de te voir. » Il le regarda avec bienveillance. «Jusqu'à cet instant, j'ignorais ton existence. Je crois que nous avons pas mal de choses à rattraper, toi et moi. »

Il lui tendit les bras. N'osant croire à sa chance, Mark n'hésita qu'une petite seconde. Timidement, il fit un pas en avant, tomba dans les bras de son père et se mit à sangloter sur son épaule. Le père et le fils restèrent un long moment enlacés.

Ils se ressemblaient tant qu'on aurait pu les prendre pour deux jumeaux, à quelques détails près : un peu plus grand que Constant, Mark avait des cheveux aussi épais et bruns que les siens mais plus indisciplinés. Une larme coula sur la joue de Nellie, mais le visage de Maria demeura de pierre.

Mon fils... déjà presque un homme, songea Phaulkon, en étreignant le corps solide de son enfant. Qui aurait jamais pu imaginer cela? Soudain il se raidit. Mark sentit le changement et leva les yeux vers lui. Phaulkon venait de se souvenir des paroles de mère Somkit, la vieille devineresse. Elle avait donc deviné le nombre exact de ses enfants... C'était étrange... troublant. Et dire qu'il avait ri d'elle, croyant qu'elle se trompait !

Il fouilla son cerveau pour se remémorer ce qu'elle avait dit d'autre. Ne l'avait-elle pas averti de se méfier de la mère de son enfant? Mais de laquelle? S'agissait-il de Nellie ou de Maria? Pauvre Nellie, comme elle avait dû souffrir... L'épreuve l'avait-elle rendue vindicative ? Le contraire serait surprenant. Il pouvait s'imaginer ce que cela avait dû représenter pour elle d'être une mère célibataire dans un pays aussi puritain que l'Angleterre. On avait dû la traiter de catin. Quelle sorte de vie avait-elle dû endurer? Peut-être était-elle venue jusqu'ici pour le tuer...

Il se souvint qu'il lui avait promis de lui écrire et ne l'avait jamais fait. Mais il ignorait tout de cette grossesse. Et puis... il avait eu bien d'autres préoccupations en tête. L'ambition avait été son seul moteur, tout au long de son existence.

À moins que le danger ne vienne de Maria? Il l'observa du coin de l'œil et surprit son regard méprisant.

«Eh bien, Constant... commença-t-elle, la voix légèrement tremblante, on dirait que l'enfant que je porte n'est pas votre premier-né. »

Son ton était si hostile que Mark se tourna vers elle.

« Madame, je sais que ma présence ici doit être un choc terrible pour vous. Je souhaite cependant que vous ayez de l'indulgence pour les sentiments que j'éprouve à cet instant. C'est la première fois que je vois mon père depuis que je suis né, il y a seize ans de cela. »

Maria grimaça un sourire. «Oh ! mais je comprends fort bien, jeune homme. Vous ne pouvez être tenu pour responsable de la duplicité de votre père... »

Phaulkon n'aimait guère la tournure que prenait la conversation. «Nous parlerons de cela plus tard, Maria», coupa-t-il sèchement.

Nellie se leva de son siège. « Mark et moi vous prions de nous excuser, mais nous désirerions nous reposer. Le voyage a été long. Nous pourrons nous entretenir à un autre moment», ajouta-t-elle avec tact.

Phaulkon, reconnaissant, les accompagna jusqu'à la porte. Il donna une petite tape dans le dos de Mark. «Je te verrai plus tard, mon garçon.» D'un signe, il ordonna à un esclave de les mener à leur appartement puis referma la porte derrière eux.

« Vous êtes un monstre ! siffla Maria avec une expression venimeuse. Plus je vis avec vous et moins je vous comprends. » Elle fit une pause pour reprendre son souffle. « Et, pour parler franchement, moins j'ai envie de vous comprendre !

- Maria, votre surprise ne peut être plus grande que la mienne. »

Elle l'observa d'un air moqueur. «Surprise? Le mot ne me semble guère convenir. Je suis choquée et peinée par le déshonneur que vous jetez sur nous. Comment pourrai-je jamais vous faire à nouveau confiance ? »

Il tenta de l'apaiser tout en sachant au fond de lui que cela ne servirait à rien.

«Tout cela s'est passé il y a bien longtemps, Maria. Dans une autre vie. Avant même que j'aie songé à mettre le pied au Siam.

- Peut-être était-ce une autre vie, Constant, mais, aujourd'hui, ce passé redevient le présent. Vous ne vous attendez tout de même pas à ce que nous vivions tous ensemble sous ce toit comme une grande et heureuse famille?» Son indignation ne faisait que croître, s'attisant d'elle-même. Il ne connaissait que trop bien le processus. Et, pour une fois, les reproches de sa femme avaient une cause légitime. «A moins que vous n'envisagiez d'avoir une famille à Louvo et une autre à Ayulhia ? lança-t-elle, sarcastique.

- Maria, je doute que mon autre famille, comme vous dites, ait la moindre intention de demeurer au Siam. »

Elle ricana. «Et pourquoi croyez-vous qu'ils sont venus jusqu'ici? Pour changer d'air? Allons, Constant, ayez au moins la dignité de regarder la vérité en face. Ils sont ici pour rester. Vous êtes le père du garçon et l'homme le plus puissant du Siam. Pourquoi parti-raient-ils ?

- Je l'ignore, Maria, et, pour l'instant, ces conjectures sont inutiles. Peut-être que ce garçon voulait seulement connaître son père.

- Dans ce cas, je vous propose un marché : je vous donne trente jours. Passé ce délai, s'ils ne sont pas partis, c'est moi qui m'en irai. Pour la France. » Elle le regarda durement. «Je sais que vous possédez d'importantes participations dans la Compagnie française des Indes orientales. Je veux que vous vous engagiez à m'en remettre la moitié. Pour votre enfant à naître, afin qu'il soit élevé convenablement et vive décemment en France. »

Il la contempla un instant en silence, curieusement soulagé de cette proposition. Maria était-elle sérieuse ou s'agissait-il seulement d'une étape avant que n'éclate l'orage? Ses changements d'humeur, hélas, n'étaient que trop familiers. Il ne lui faisait nullement confiance, pas plus qu'elle à son égard.

« Il se trouve, Constant, que je suis venue vous voir pour une raison tout à fait différente. » Elle eut un sourire pincé. «Je n'avais pas prévu qu'il me serait donné de rencontrer votre... autre famille. Mais laissons cela pour le moment. Je désire vous parler du père Malthus. Vous savez, bien entendu, que Somchai a avoué ? »

Phaulkon la regarda stupéfait. «Somchai? Qui est Somchai ? »

Elle lui jeta un regard soupçonneux. «Vous ne le connaissez pas? Alors que ce sont vos propres gardes du corps qui l'ont arrêté?

- Maria, j'arrive tout juste du Palais, annonça-t-il d'un ton las. Et je n'ai parlé à personne en dehors de ceux qui se trouvaient dans cette pièce.

- Dans ce cas, laissez-moi vous mettre au courant, reprit Maria, apparemment peu convaincue. Le meurtrier du père Malthus a été identifié. Il s'appelle Somchai. Non seulement il a avoué son crime mais il a aussi révélé qu'il travaillait pour vous.

- Quelle absurdité ! s'exclama Phaulkon, exaspéré. Je vous répète que je n'ai jamais entendu parler de cet homme. »

Elle le regarda comme s'il n'était qu'un enfant désespérément entêté. « Après tout, que pourriez-vous dire d'autre, Constant? A quoi vous servirait de reconnaître vos fautes puisque vous perdriez ainsi mon appui et celui de l'armée française, même si, je le sais, vous ne faites pas grand cas de mon opinion. »

Cette fois, Phaulkon commençait à perdre patience.

«Contrairement à vos insinuations, votre avis compte pour moi, Maria. Mais je viens de vous déclarer catégoriquement que je n'avais rien à voir dans le meurtre de Malthus. Néanmoins vous persistez à m'accuser.

Me croyez-vous donc assez stupide pour me mettre à dos l'armée française?

- C'est précisément la question que je me pose. Vous saviez que Malthus cherchait à dresser les Français contre vous, répondit-elle en s'échauffant. Selon le témoignage de votre seconde "famille", Somchai aurait prononcé votre nom en plongeant son poignard dans la poitrine du malheureux. »

Il la regarda, abasourdi. «Nellie vous a dit cela?

- Oui, ce sont exactement les paroles de... votre Nellie.» On aurait dit qu'elle crachait en prononçant ce nom.

Un toussotement discret se fit entendre à la porte.

« Puissant Seigneur, veuillez pardonner cette intrusion indigne, mais le gouverneur de Mergui attend dehors depuis quelque temps déjà. Il sollicite une audience de Votre Excellence.

- Thomas Ivatt? Ici?» s écria Phaulkon, brusquement soulagé. Ivatt était son allié le plus proche et il avait bien besoin d'un ami en ce moment.

Il regarda Maria, attendant sa réaction.

«Très bien, dit-elle lentement, je m'en vais. Je vous ai dit comment se présentaient les choses. La suite est entre vos mains. »

Elle se dirigea vers la porte. Avant d'en franchir le seuil, elle se retourna brusquement. «Un mois, Constant. N'oubliez pas.»

Il ne répondit pas. Son esprit tourbillonnait pour assimiler tous ces développements récents. A cet instant précis, Ivatt entra par une autre porte, sans voir Maria. Quand il la découvrit enfin, il s'immobilisa, l'air confus.

«Veuillez accepter mes excuses, milady. Je ne vous avais pas vue. Que l'on couse mes lèvres pour me punir d'un tel manquement ! » Il se dirigea vers elle et lui baisa galamment la main. «Suis-je pardonné?

- Je ne suis pas d'humeur à pardonner, Thomas, lança-t-elle froidement. Votre ami Constant vous en expliquera sûrement les raisons mieux que moi.»

Perplexe, Ivatt ne sut que répondre. En quête d'une explication, il se tourna vers Phaulkon, mais son expression ne lui apprit rien.

«Vous partez donc?» dit-il un peu gauchement à Maria.

Elle esquissa un mince sourire forcé. « Pour peut-être plus longtemps que vous ne l'imaginez.»

Dès qu'elle fut sortie, Constant saisit son vieil ami par les épaules et l'examina. «Tu as l'air en pleine forme, Thomas. C'est Dieu qui t'envoie. Tu n'imagines pas à quel point je suis heureux de te voir. »

Thomas lui jeta un regard intrigué. « Que se passe-t-il ? »

Phaulkon hésita, ne sachant par où commencer.

«J'espère seulement que ce n'est pas une nouvelle crise qui t'amène de Mergui. J'ai déjà suffisamment de problèmes à régler comme cela. »

L'inquiétude de Thomas ne fit qu'augmenter. «Pas une crise politique, Constant, répondit-il, presque sur un ton d'excuse. Mais des soucis qui, j'en ai bien peur, concernent ta vie privée.

- Encore ! » gémit Constant.

Ivatt s'efforça d'aborder le sujet avec légèreté. « Eh bien, vieux fripon, voilà une histoire dont tu ne m'avais jamais parlé... »

Phaulkon le regarda sans comprendre. Jamais Ivatt ne lui avait vu un air aussi soucieux.

« Est-ce que le nom de Nellie Tucker te rappelle quelque chose ? »

Encore sous le choc des événements de ces dernières heures, Phaulkon se sentait trop épuisé pour avoir envie de rire. Il réussit néanmoins à esquisser un sourire las.

«Hélas oui, mon ami, soupira-t-il. Je ne le connais que trop bien... »

Debout dans le bureau de Phaulkon, Somchai ne semblait éprouver aucun repentir tandis que ses yeux étroits et méfiants dévisageaient Nellie et Mark avec insolence. On lui avait entravé les pieds et les mains et deux solides gardes le tenaient de chaque côté.

Aidé des témoignages de Nellie et de Mark, Phaulkon tentait de retracer en détail les événements qui s'étaient déroulés sur le bateau. Il avait déjà interrogé le suspect, mais sans résultat. Somchai s'était contenté de brèves et dédaigneuses réponses et Phaulkon commençait sérieusement à perdre patience.

Il ne savait encore que peu de choses sur lui, en dehors du fait qu'il s'était converti au christianisme, séjournait au séminaire depuis un peu plus d'un an et parlait quelques mots de français. Quelqu'un l'avait certainement payé pour assassiner Malthus et proclamer ensuite qu'il travaillait pour le Barcalon.

Qui se cachait donc derrière tout cela? Phaulkon avait espéré qu'il ne serait pas nécessaire de recourir à la torture, car il ne s'était jamais accoutumé à la cruauté des châtiments appliqués au Siam. Mais les meurtres y étaient rares et, selon la loi, Somchai devait être condamné à être dévoré vivant par un tigre. Une mort lente, atroce.

Il s'approcha et s'adressa à lui en siamois, les yeux dans les yeux.

«Je ne te connais pas et tu le sais fort bien. Jamais tu n'as été à mon service. C'est ta dernière chance de parler avant de connaître les pires souffrances que te réservera un juste châtiment. Sa Majesté, informée de ta conduite, vient en effet d'ordonner que tu subisses une mort lente, déchiqueté par un tigre - à moins que tu ne consentes enfin à révéler la vérité. C'est la dernière fois que je te le demande. »

Somchai le toisa avec mépris.

«Vous vous êtes servi de moi et maintenant vous m'abandonnez. Est-ce ainsi qu'agit un chrétien?

- Il t'est facile de faire le fier pour l'instant. Mais tu verras les choses différemment quand le tigre dévorera tes pieds et tes mains. Emmenez-le ! »

Les gardes poussèrent Somchai hors de la pièce.

«Je ne sais pas qui se cache derrière les agissements de cet homme, soupira Phaulkon. Il continue à prétendre travailler pour moi. Or c'est faux.

- Je le sais», dit froidement Nellie, le visage impassible.

Phaulkon la regarda, surpris. «Que voulez-vous dire ? Si vous savez quelque chose, je vous prie de parler maintenant. Cet homme va être livré aux tigres. Savez-vous ce que cela signifie ? »

Nellie eut l'air mal à l'aise mais continua de se taire. Il lui jeta un regard sévère.

«Ils l'attacheront près d'un tigre affamé toute la nuit pour qu'il entende ses rugissements jusqu'à l'aube. Puis ils allongeront la corde qui retient le fauve prisonnier - juste assez pour qu'il atteigne les pieds du condamné. Ils lui donneront de plus en plus de champ jusqu'à ce qu'il ne reste rien du malheureux. Cela prendra longtemps. »

Cette fois, il la vit vaciller. « Si vous savez quelque chose, Nellie, il est en votre pouvoir d'éviter cela.

- Je t'en prie, mère», supplia Mark.

Elle le regarda avant de reporter son attention sur Phaulkon. «Nous avons des choses à nous dire, Constant.

- Naturellement», répondit-il, mal à l'aise, en se demandant quelles pouvaient être ses intentions.

Elle se tourna vers son fils. «Mark, je désire m'en-tretenir avec ton père en privé. Ce ne sera pas long. Je te promets que c'est la dernière fois que je te demande ce service. »

L'air manifestement contrarié, Mark se dirigea à contrecœur vers la porte et Phaulkon ordonna à un esclave de l'accompagner. Après quoi il offrit un siège à Nellie, mais elle s'obstina à rester debout.

«Je vous en prie, dites-moi ce qui s'est réellement passé», implora-t-il.

Elle l'observa calmement, mais il la devinait troublée au plus profond d'elle-même.

« Vous comptez sur mon aide, n'est-ce pas ? demanda-t-elle froidement.

- Je vous l'ai dit. J'ai besoin de connaître la vérité. »

Elle continua à fixer sur lui un regard dur.

«Ainsi, vous vous attendez à ce que j'agisse comme si rien ne s'était passé?»

Il garda le silence.

« Donnez-moi une seule bonne raison pour laquelle je désirerais sauver votre peau ? » articula-t-elle lentement, l'air de plus en plus sombre.

Nous y voilà donc, songea Phaulkon. Elle n'est revenue que pour se venger.

« Parce que je suis le père de votre enfant et que je suis sincèrement désolé de ce qui vous est arrivé. Je sais que vous avez dû beaucoup souffrir. »

Elle cilla. «Vous n'avez pas la moindre idée de ce que j'ai dû endurer!

- C'est vrai. Mais j'attends que vous me l'appreniez. Croyez-moi, Nellie, je veux réparer mes torts.

- Vous ne pourrez jamais les réparer! s'exclama-t-elle, indignée. Surtout vis-à-vis de Mark. »

Il soupira, l'air soudain accablé. «Laissez-moi au moins essayer. Je ferai tout ce que je peux. »

Elle détourna les yeux.

« "Je ferai tout ce que je peux...", répéta-t-elle douloureusement. Ce sont des paroles que vous avez déjà prononcées autrefois, Constant. Il semble que vous les utilisiez volontiers. »

Il la contempla, plein de regrets. «Nellie, je ne peux rien changer à ce qui est arrivé. Mais je désire savoir ce qui s'est passé, aussi cruel que cela soit. »

Un voile de chagrin assombrit le visage de la jeune femme.

« Vous ne m'avez pas envoyé une seule lettre ! lança-t-elle d'une voix vibrante. Pourquoi, Constant? Pourquoi ? »

Il leva les bras en signe d'impuissance. «J'ai commencé à vous écrire, je ne sais combien de fois, mais je ne savais pas quoi dire. Comment vous apprendre que je n'allais pas revenir? Le goût de la mer, l'attrait de pays inconnus s'étaient emparés de moi et m'attiraient inexorablement au loin. Le temps passait et plus je tardais à vous écrire, plus je m'éloignais de l'Angleterre - et de vous. Un monde nouveau m'appelait. C'était égoïste, j 'en conviens, et j 'ai eu tort d'agir ainsi. Et pourtant je vous dis la vérité.

- Tort ? Voilà tout ce que vous trouvez à dire ? Alors que votre attitude a été d'une inconcevable cruauté! Tout ce que vous aviez à faire, c'était de m'écrire et de m'apprendre la vérité. Une vérité certes douloureuse mais, au moins, j'aurais su que tout était fini. Jour après jour, tandis que l'enfant se développait dans mon sein, j'ai attendu un mot de vous. Je vivais d'espoir car j'avais encore confiance. C'était monstrueux de votre part. »

Il se sentit sincèrement honteux. «Vous avez raison. Mais, honnêtement, je ne savais pas que vous étiez enceinte. »

Elle ricana. « Peut-être parce que vous ne vous souciez pas de telles choses. Avez-vous donc oublié pourquoi nous avons fait l'amour avec tant d'insouciance? Vous deviez revenir et m'épouser! »

Il courba la tête. «Dieu me punira.

- Vous vous trompez, Constant. C'est moi qui m'en chargerai. »

Elle parlait sérieusement, il en était certain. Il leva les yeux vers elle et comprit soudain ses intentions. Pour quelle autre raison aurait-elle parcouru la moitié du monde afin de le retrouver?

«Croyez-moi, insista-t-il, le remords que j'éprouve est une punition déjà bien assez lourde. Pourquoi ne pas plutôt me dire comment réparer mes fautes ? »

Elle lui jeta un regard glacial. «Je préférerais vous voir à la place de Somchai dans la cage aux tigres. »

Il frémit en pensant à la prédiction de la devineresse. « Nellie, je ferai pour vous tout ce qui est raisonnablement en mon pouvoir pour me racheter. » Les yeux de la jeune femme flamboyèrent. « Raisonnablement, dites-vous ? Croyez-vous que ce qu'ils m'ont fait était raisonnable ? Connaissez-vous le sort que l'on réserve en Angleterre aux fornicateurs, Constant ? En avez-vous la moindre idée ? Une femme qui a conçu la vie hors des liens du mariage est considérée comme adultère. »

Il frémit en se rappelant le sort que les Puritains réservaient autrefois aux filles mères, les brûlant vives, comme des sorcières. Il n'y avait pas si longtemps de cela. Il déglutit. «Racontez-moi tout, Nellie.»

Il la vit hésiter pour la première fois, comme si le poids de toutes ces souffrances était devenu trop lourd à porter. Le regard vague, elle parla d'une voix morne.

« A chaque jour sans lettre de vous, ma peur augmentait à l'idée de ce qu'ils pourraient me faire. Bientôt, il ne me fut plus possible de dissimuler ma grossesse. Le crime de fornication m'exposait à un châtiment terrible et je ne cessais de me demander si j'aurais la force de supporter une telle épreuve... Il m'arrivait souvent de pleurer en dormant. Je songeais à m'enfuir dans un endroit où on ne me connaîtrait pas, mais je n'avais pas d'argent et personne vers qui me tourner. Ma mère était morte et mon père trop malade pour se soucier de mon sort. J'ai pensé à me noyer dans cet océan qui vous avait emporté, tuant ainsi dans le même temps cette vie que je portais. Je n'en eus pas le courage. Un jour, les anciens du village sont venus me trouver, l'air menaçant. Ils m'ont interrogée et j'ai dit la vérité. Que pouvais-je faire d'autre? Naturellement, ils refusèrent de me comprendre, répétant que j'avais commis un très grave péché et que je serais exposée aux yeux de tous pour expier mon adultère. » Sa voix se mit à trembler.

«Le lendemain, ils sont venus me chercher en me disant de ne rien prendre avec moi. Ils m'ont revêtue d'un grand drap blanc et m'ont conduite sur la place du village. Toute la population était accourue pour contempler la scène. Quand ils m'ont lié les bras à un poteau, j'ai senti soudain Mark remuer dans mon ventre. C'est cela, cela seulement, qui m'a donné la force de supporter cette épreuve. »

Elle sanglotait à présent et Phaulkon eut une terrible envie de la prendre dans ses bras. Mais, comme si elle avait deviné ses intentions, elle se ressaisit et reprit son récit d'une voix dure tandis que des larmes silencieuses continuaient de rouler sur ses joues.

«Ils m'ont laissée deux jours et deux nuits sans nourriture, sans même un peu d'eau, tremblant de froid. Je devais rester là tout le temps de mon châtiment, marquée du sceau de la fornication, afin que tous puissent contempler ma déchéance. Par dizaines, ils venaient me regarder de près, crachant sur moi, sifflant des injures. Des mères me montraient du doigt à leurs enfants comme si j'étais une lépreuse. Ce jour-là, j'ai souhaité mourir. Il me faudra vivre avec cette humiliation jusqu'à la fin de mes jours.»

Phaulkon resta sans voix. La pensée d'être responsable de pareilles horreurs l'anéantissait. En vain cherchait-il une excuse quelconque, aussi minime soit-elle, pour justifier sa conduite. Pourtant la véritable question qui le hantait était tout autre. S'il avait appris l'existence de l'enfant, serait-il revenu malgré tout? Encore aujourd'hui, il se sentait incapable d'y répondre. D'ailleurs, même s'il lui avait écrit, il n'aurait pu lui éviter cette affreuse torture. Une lettre aurait mis six mois à lui parvenir et serait arrivée trop tard. Seul son retour, s'il avait tenu parole, aurait pu éviter cet outrage public. Ils se seraient alors certainement mariés car il avait été autrefois très amoureux de Nellie Summers.

Comment ne pas comprendre, d'ailleurs, les raisons d'une telle attirance? se demanda-t-il, violemment ému. C'était une jeune femme toujours très séduisante et, malgré tout ce qu'elle avait enduré, les années n'avaient eu nul effet sur sa beauté. Il retrouvait ce visage heureux, lumineux, qu'il avait connu et aimé. Les souvenirs affluaient, des souvenirs d'une autre vie, d'un autre monde.

Mais, pensa-t-il encore, s'il était resté auprès d'elle, combien de temps aurait-il connu la paix avant que sa soif d'aventure et l'appel des horizons lointains ne deviennent trop forts pour qu'il leur résiste? Et, en la quittant plus tard, ne lui aurait-il pas causé autant de peine et de tort? Il se souvint combien il était alors égoïste, aventureux. Ses années d'apprentissage auprès du grand navigateur George White l'avaient entraîné au loin comme une vague puissante. Pourtant, s'il avait épousé Nellie, au moins lui aurait-il épargné la honte.

Son seul désir à présent était de se racheter. Bien sûr, il ne pourrait jamais effacer le passé mais il pourrait peut-être offrir à la jeune femme un avenir meilleur. En Angleterre, il n'était qu'un pauvre marin sans le sou naviguant pour le compte de la marine marchande britannique. Ici, il était le Premier ministre du Siam, comte de France et l'un des hommes les plus riches du monde.

«Je vous aiderai, vous et Mark, avec tous les moyens dont je dispose», répéta-t-il avec sincérité.

Un voile de tristesse passa sur le visage de Nellie.

«C'est un peu tard pour cela, non? Mais je n'en ai pas encore fini avec vous.» Voyant qu'il s'apprêtait à réagir, elle le foudroya du regard. «Je dois encore vous parler de Mark. Comme vous le savez, je porte désormais le nom de Nellie Tucker. J'ai fait la connaissance de mon mari sur la place du village, le second jour de mon supplice.» Sa voix devint amère. «C'est là qu'il m'a vue pour la première fois et il ne m'a jamais permis de l'oublier. Il avait l'âge d'être mon père, mais je n'étais pas en mesure de faire la difficile. Il m'a promis de m'emmener là où personne ne me connaîtrait pour que je puisse oublier. Mais il a fait en sorte que ce ne soit pas le cas. »

Elle pleura de nouveau, de rage cette fois.

«Épouser Jack Tucker a été ma seconde erreur après avoir cru en vous. Je ne me pardonnerai jamais d'avoir été ainsi la cause de toutes les souffrances endurées par Mark. Dès la naissance de mon enfant, mon mari l'a pris en grippe. Plus il grandissait, plus Jack le haïssait. C'était un homme brutal. Pas un seul jour ne s'écoulait sans qu'il le batte. Je voulais m'en-fuir avec mon fils, mais mon mari a menacé de me dénoncer une nouvelle fois comme adultère. Et je ne pouvais supporter l'idée de me retrouver une fois de plus sur la place du village - cette fois sous les yeux de mon enfant bien-aimé. Il m'a fallu rester, pleurant chaque jour en voyant mon fils malheureux, humilié et battu.

- C'était un monstre!» s'écria Phaulkon, bouillant de colère.

«Et vous, vous croyez-vous donc meilleur?» rétor-qua-t-elle d'un ton acerbe.

«Oui, infiniment plus. Et si vous restez assez longtemps au Siam, vous le constaterez par vous-même. »

Elle eut un pâle sourire. «Je doute que votre épouse vous y autorise. Il est évident que sa rencontre avec Mark lui a causé un choc pénible. »

Il demeura silencieux. Mieux valait, pour l'heure, laisser Maria en dehors de cela.

«Pourquoi êtes-vous venue au Siam?» demanda-t-il tout à coup.

La réponse de Nellie fut immédiate. «A cause du testament de mon mari. »

Il haussa les sourcils.

«Je ne suis pas disposée à en parler maintenant. Mais, naturellement, il y a aussi une autre raison : Mark ne rêvait que d'une chose, connaître enfin son père.

- C'est un gentil garçon. J'aimerais passer un peu de temps avec lui.» Comme elle ne répondait pas, il ajouta avec une évidente sincérité. «J'ai une lourde dette envers lui. »

Il y eut un long silence. Phaulkon ne quittait pas Nellie des yeux. A présent qu'elle avait raconté ses souf-frances, elle semblait avoir retrouvé une forme de sérénité, s'être déchargée de son fardeau.

« Voulez-vous me dire à présent pourquoi vous savez que Somchai ne travaillait pas pour moi ? demanda-t-il.

- Parce que je possède une lettre mentionnant l'identité de son véritable maître. »

Phaulkon la fixa, stupéfait. «Puis-je la voir?»

Elle hésita. «Je ne suis pas encore décidée, Constant.

- Mais, enfin, pourquoi? Je ne comprends pas.»

Il attendit sa réponse avec anxiété. La jeune femme

semblait la proie d'une violente lutte intérieure.

«Nellie, il est essentiel que nous connaissions le nom de celui qui employait Somchai. L'armée française m'accuse d'un crime que je n'ai pas commis, or j'ai besoin du soutien du général Desfarges.

- Je sais tout cela, Constant, répliqua-t-elle sèchement.

- Nellie, je ne crois pas que vous compreniez. »

Elle lui sourit gentiment. « Détrompez-vous. Je comprends parfaitement.

- Mais alors, pourquoi continuer à vous taire ? »

Elle le regarda avec tristesse. « Parce que je ne

veux pas qu'on se serve de moi une fois de plus.»

Il la contempla, perplexe. «Nellie, je n'ai pas l'intention de me servir de vous. Je... je veux seulement vous aider.

- Je n'ai plus confiance en vous, Constant. Cette fois, vous devrez d'abord faire vos preuves avant que je ne consente à vous aider. »

Il soupira. «J'espère seulement qu'il ne sera pas trop tard. Voulez-vous au moins me dire qui employait Somchai ?

- Un général siamois du nom de Petraja. »

Sur ces mots, elle se leva et partit rejoindre Mark.

Après le départ de Nellie, Phaulkon resta longtemps perdu dans ses pensées. Il savait qu'il devait se rendre au Palais pour voir le roi à propos de Som-chai - car seul le Seigneur de la Vie pouvait prononcer ou annuler la sentence de mort. Mais la révélation des terribles souffrances de Nellie et de Mark le troublait encore si violemment qu'il avait besoin de réfléchir seul.

Et puis il y avait cette découverte bouleversante, l'existence d'un fils... un beau garçon âgé de seize ans. Constant se sentait profondément coupable d'avoir abandonné Nellie à son sort. Et quel sort! Quel genre d'homme était-il donc ? Après tout, elle avait peut-être raison de ne plus lui faire confiance.

Ses pensées revinrent à Somchai. Nellie avait déclaré qu'il travaillait pour le compte de Petraja - une information des plus extraordinaires. Pourquoi diable n'y avait-il pas pensé plus tôt? Était-il sage, maintenant, de mettre à mort Somchai ? Car si les assertions de Nellie étaient vraies, il pourrait se révéler nécessaire de confronter Petraja avec l'assassin.

Que pouvait-il faire pour regagner la confiance de la jeune femme? Il aurait aimé le lui demander, mais elle avait quitté la pièce avant de lui en laisser le temps. En fait, il y avait encore tant de choses qu'il souhaitait savoir sur elle. Pourquoi donc refusait-elle de parler du testament de son mari ? Quel était le véritable but de son voyage ? A nouveau, il se demanda à quelle femme la vieille mère Somkit avait fait allusion en disant qu'il devait se méfier de la mère de son enfant. Maria ou Nellie? Dieu du ciel... pas plus tard qu'hier, il avait calculé que la moitié des soixante jours qui lui restaient soi-disant à vivre était déjà écoulée. Aujourd'hui, cela ne faisait déjà plus que vingt-neuf. Les prédictions de la vieille femme commençaient à le tourmenter. Chaque jour apportait un nouveau problème.

Mais le plus dangereux de tous était incontestablement Petraja. Si seulement Chao Fa Noi voulait bien répondre à la lettre signée Dawee! Phaulkon disposerait ainsi de la preuve définitive d'une conspiration entre le prince et le général Petraja. Le sort de ce dernier serait alors scellé.

Naturellement, il faudrait qu'il soit arrêté dans les appartements privés du roi, seul endroit où l'on devait pénétrer sans armes. Partout ailleurs, le général se déplaçait entouré de son escorte. L'ordre devait venir du roi lui-même, dès que Naraï serait convaincu de la culpabilité de celui qu'il croyait pourtant son plus fidèle ami. L'élément de surprise jouerait en leur faveur. En tant que Barcalon, Phaulkon aurait pu donner lui-même cet ordre, mais on pourrait alors le soupçonner d'assouvir une rancune personnelle. Petraja avait de nombreux amis. Si l'arrestation émanait directement du Seigneur de la Vie, plus personne ne songerait à la contester.

L'apparition soudaine du père de Bèze interrompit le cours de ses pensées. Le petit jésuite semblait très agité et hors d'haleine. Il alla droit au but.

« Sa Majesté est dans un état épouvantable, Constant. Pire que tout ce qu'il a déjà enduré jusqu'ici. Il vous réclame d'urgence. Vous feriez mieux de venir avec moi sur-le-champ.

- Qu'est-ce qui a bien pu provoquer cela ? » demanda Phaulkon en se levant vivement.

« Il a reçu une lettre qui, à ce que j'en sais, l'aurait profondément bouleversé. »

Ils quittèrent en hâte la maison et poursuivirent leur entretien tout en marchant. Une escorte se tenait toujours prête à la porte de Phaulkon et les gardes se joignirent aussitôt à eux. Le Père jeta un regard en coin à son compagnon.

« Etiez-vous au courant de cette lettre ?

- C'est possible, mon Père, du moins s'il s'agit de ce que j 'espère.

- Que vous "espérez", dites-vous ? » Le prêtre fronça les sourcils. «Je ne crois pas que vous ayez compris à quel point Sa Majesté est fragile. Vous ne devez rien dire qui puisse aggraver son état. »

Phaulkon s'efforça de le rassurer tandis qu'ils s'approchaient du palais. Ils se soumirent à l'examen traditionnel destiné à s'assurer qu'ils ne portaient pas d'armes et n'avaient pas consommé d'alcool. Puis,

escortés seulement de deux gardes, ils franchirent les portes massives et pénétrèrent dans la première cour intérieure. Presque aussitôt, ils furent les témoins d'une scène des plus étranges: comme poursuivi par un fantôme, le général Petraja courait à perdre haleine dans leur direction...

20

Tout au long de ces derniers jours, Petraja s'était employé activement à lever son armée. D'anciens camarades qui avaient servi sous ses ordres commençaient à répondre à son appel et partaient à leur tour en quête de soldats ayant combattu à leurs côtés dans les glorieuses campagnes de Birmanie. Leur nombre augmentait peu à peu, bien que ce fût une tâche longue et compliquée que de localiser tant d'hommes après vingt années de paix.

Petraja concentrait ses efforts sur la région de Louvo de manière à rester en liaison avec l'abbé tout en étant proche des plus hautes instances du pouvoir. Quant au colonel Virawan, son vieil allié, il avait reçu pour mission de recruter des troupes dans la région d'Ayuthia.

Petraja avait secrètement rendu visite au monastère de Louvo pour tenir informé le vieux moine de ce qui se passait. Patiemment, il lui avait expliqué que cette levée d'hommes n'avait pour seul but officiel que d'assurer une succession sans heurts. En réalité, ce serait Chao Fa Noi, l'héritier légitime, qui devait monter sur le trône le moment venu, et non Piya, ce pantin à la solde des catholiques. Il réussit à persuader l'abbé que les Français, à Bangkok, se préparaient déjà à la guerre, plus que jamais décidés à imposer le christianisme par la force.

Même si l'entente était loin de régner entre le supé-rieur de Louvo et le roi, Petraja se garda de faire allusion au soi-disant projet de profanation des restes du monarque car un acte aussi choquant n'aurait pu que susciter un revirement des bouddhistes en faveur de Naraï. Comme prévu, le prudent abbé n'approuva pas ouvertement le plan de Petraja mais, grâce à sa longue expérience au sein du monastère, le général savait très bien que le silence du saint homme était une tacite approbation.

Si le recrutement massif de soldats donnait les résultats escomptés, ses troupes seraient cinquante fois supérieures à celles des Français. Une telle disproportion lui permettrait de perdre quelques hommes sous le feu des canons farangs.

Par ailleurs, la santé du roi se dégradait si vite que, bientôt, personne ne pourrait ignorer que c'était Petraja et non le Seigneur de la Vie le véritable chef des armées. Il était déjà établi que Sa Majesté avait donné son consentement à la levée des troupes. Si, à la mort du roi, le supérieur de Louvo se rangeait publiquement au côté de Petraja, le pouvoir du général ne connaîtrait plus de limites.

Les diverses pièces du plan se mettaient donc parfaitement en place, songea-t-il avec satisfaction. Seul le comportement de Vichaiyen demeurait une inconnue. Tant que Naraï restait en vie, le Barcalon conservait toute sa puissance. Mais après la mort du roi, qui le soutiendrait? La plupart des mandarins de la Cour, jaloux de son ascension, lui étaient hostiles et ne songeaient qu'à le renverser. Certains farangs, naturellement, se rallieraient à Phaulkon : ses amis, ainsi que des marchands et quelques douzaines de mercenaires portugais, sans oublier une poignée de mandarins avec lesquels il était en bons termes. Et, bien entendu, Piya et ses sympathisants.

Autant que Petraja pouvait en juger, Desfarges représentait encore une menace sérieuse. S'il parvenait à priver Vichaiyen de ce soutien, il l'isolerait pour de bon. Le général réprima un sourire. Les choses commençaient à progresser sérieusement...

Par cette chaude et orageuse soirée, le ciel était lourd de nuages. Après une longue journée passée à recruter des hommes à Louvo, Petraja se dirigeait vers le Palais. Il n'avait pas oublié la menace du Barcalon de dénoncer «un traître au sein du royaume». Soupçonnant qu'il s'agissait de lui et que ce serpent de Vichaiyen ferait tout pour indisposer le roi à son égard, il avait décidé qu'il serait bon d aller se rendre compte par lui-même où en étaient les choses, pour le cas où il aurait besoin de défendre sa réputation. Il n'était pas question de laisser Vichaiyen exercer seul son influence sur le roi.

Quand il avança en rampant dans la chambre royale, il trouva le roi dans un état de santé déplorable. Plusieurs fois par minute, son corps était parcouru de violents tremblements. Suffoquant, ses pauvres poumons désespérément en quête d'un peu d'air, le vieil homme s'agitait sur ses oreillers en marmonnant fiévreusement. De temps à autre, on distinguait quelques mots dans ce flot incohérent: «Qu'on l'arrête!» bal-butiait-il. Ou encore : « Faites venir la garde ! >» Son visage se crispait sous l'effort et il retombait sur ses oreillers, à demi évanoui.

Prosterné, Petraja tenta en vain de faire connaître sa présence. «Auguste et Puissant Seigneur, votre esclave indigne est là pour vous servir», commença-t-il.

Mais le roi ne parut pas l'entendre. Après s'être accommodé à la faible lumière ambiante, Petraja distingua dans un coin de la pièce la sœur du roi. Toujours fidèle, la princesse ne quittait jamais le chevet de son royal frère, dormant la nuit au pied de son lit.

« Noble Dame, puis-je demander ce qui afflige ainsi votre noble frère ? »

Il n'était certes pas permis de se parler directement en présence du roi mais, en ces circonstances exceptionnelles, Petraja jugea opportun de faire une exception au strict règlement. D'ailleurs, le Seigneur de la Vie ne les entendait manifestement pas.

«Je l'ignore, Général, murmura-t-elle. Il est ainsi depuis qu'il a reçu une lettre au début de l'après-midi. Il la garde sous ses oreillers et je ne sais ce qu'elle contient. Sa Majesté a appelé à plusieurs reprises Vichaiyen et crié : "Qu'on l'arrête !" Le médecin farang vient juste de sortir pour aller le chercher. Il a longuement essayé de calmer mon pauvre frère, mais sans y parvenir. »

A peine la vieille dame aux cheveux gris avait-elle fini de parler que le roi s'assit dans son lit. « Est-ce toi, Vichaiyen? Qu'on l'arrête!» cria-t-il d'une voix croassante.

Petraja tenta à nouveau de signaler sa présence, mais le roi ne lui prêta aucune attention et continua de jeter des regards éperdus autour de lui, fouillant la pièce plongée dans la pénombre. Il repéra une jeune esclave et lança soudain, d'une voix étonnamment claire: «Va chercher le capitaine des gardes. Immédiatement!» L'ordre avait été prononcé sur un ton froid, impitoyable. La jeune fille rampa précipitamment à reculons vers la porte sans se le faire dire une seconde fois.

La brusque colère du roi retomba presque aussitôt et son visage se voila d'une infinie tristesse.

« Comment croire que notre ami de jeunesse, celui que nous avons aimé comme un frère, cet ami de toujours que nous avons couvert d'honneurs, se permettrait de nous trahir de la sorte?» murmura-t-il faiblement.

Il eut un pauvre sourire, poursuivant son monologue. «Te souviens-tu quand, il y a bien longtemps de cela, un énorme éléphant mâle, devenu furieux, chargeait droit sur nous en barrissant? Et comment notre ami Petraja a réagi en dirigeant son éléphant sur notre royale monture pour la pousser juste à temps hors de sa trajectoire ? Et comment nous avons perdu l'équilibre, tombant de notre howdah par terre avec seulement quelques égratignures ? » Le roi voulut rire mais sa gorge se noua. «Grâce à lui, nous sommes encore là aujourd'hui pour raconter cette histoire.»

Après cette longue tirade, il se tut, épuisé, pour aspirer de grandes bouffées d'air.

Les pensées de Petraja s'emballèrent. Pourquoi donc le roi parlait-il de trahison ? Il ne pouvait pas savoir...

Voyant que la princesse le fixait, l'air perplexe, il se força à rester. Un départ précipité aurait ressemblé à un aveu de culpabilité. Mieux valait chercher à se défendre. Mais il semblait que le roi n'en avait pas terminé avec l'évocation de ses souvenirs.

« Et toi, ma petite sœur, nous savons que tu n'as pas oublié cette petite paysanne du Nord que nous avons honorée de notre vigueur amoureuse quand nous étions encore jeunes et que nous repoussions l'ennemi de Birmanie. Elle nous a donné un fils que Petraja a adopté comme s'il l'avait lui-même conçu car nous ne pouvions le reconnaître nous-même. Hélas, le garçon s'est révélé n'être qu'un œuf pourri, mais notre ami a supporté sa nature sauvage pendant toutes ces années sans le répudier. Tout cela pour nous être agréable. »

Bouleversé, le roi se mit à sangloter et la princesse se tourna une nouvelle fois vers Petraja pour l'observer.

«Noble Dame, votre frère délire, affirma le général. Il faut que j'aille chercher un médecin.

- Ne partez pas», murmura-t-ellc.

Petraja ne sut s'il s'agissait d'un ordre ou d'une prière. Manifestement, la princesse n'avait pas encore d'avis précis à son sujet. Il lui fallait la convaincre rapidement de son innocence ou trouver un prétexte pour quitter au plus vite les lieux.

Il s'apprêtait à reprendre la parole lorsque le roi s'assit brusquement sur son lit. «Où est le capitaine de notre garde? gronda-t-il. Devrons-nous aller le chercher nous-même ? »

La princesse s'efforça de le calmer. « Noble frère, nous l'avons fait appeler.»

Mais le roi ne l'écoutait pas. Il retomba sur ses oreillers épuisé, les yeux clos. Au même instant, le capitaine des gardes entra dans la chambre et se pros-

terna devant le lit d'où s'élevait, à présent, un léger ronflement. Le roi avait sombré dans le sommeil.

Petraja saisit l'occasion pour se tourner vivement vers le capitaine de la garde qu'il connaissait personnellement.

« Bira, Sa Majesté délire. Reste auprès d'elle pendant que je vais chercher un médecin. »

Il commença à ramper à reculons en direction de la porte mais la princesse intervint.

« Non ! cria-t-elle Arrêtez-le ! Arrêtez Petraja ! »

Bira la contempla, abasourdi. Il jeta un coup d'oeil incertain à Petraja qui s'était figé.

« Le Seigneur de la Vie a ordonné son arrestation, reprit la princesse. Vous ne voyez donc pas qu'il cherche à s'enfuir!»

Le garde allait intervenir quand la voix du Seigneur de la Vie s'éleva de nouveau, l'immobilisant net. Selon la loi, il lui était interdit d'agir lorsque son maître s'adressait à lui.

«Où est le capitaine de notre garde?» murmura le roi.

Petraja n'attendit pas la réponse et se rua vers la porte. Quelque chose de terrible venait d'arriver mais ce n'était pas le moment de chercher à comprendre. Il était seul et sans armes comme l'exigeait le règlement intérieur, et son escorte l'attendait de l'autre côté des portes du Palais. Si Bira alertait ses hommes, il serait arrêté sur-le-champ et jeté au fond d'un cachot du donjon en attendant le bon plaisir du roi. Dieu merci, la stricte étiquette royale avait empêché le soldat d'agir. Il avait donc une longueur d'avance.

Deux des esclaves s'étaient couchés en travers du seuil pour l'empêcher de passer. Il les écarta rudement et les piétina sans se soucier de leurs gémissements de douleur. Comme il pénétrait dans le couloir, il entendit la voix du capitaine de la garde s'élever dans la chambre royale: «Auguste et Puissant Seigneur, je reçois vos ordres. C'est moi, Bira, votre indigne esclave... »

Une nouvelle fois, Petraja se félicita d'avoir pu pro-fiter de l'inflexible rituel royal. Il retrouva avec soulagement la lumière de la première cour intérieure. Mais il lui fallait encore en traverser cinq autres avant d'atteindre l'entrée principale. De combien de temps disposait-il avant que le capitaine ne lui donne la chasse? Petraja comptait sur la lenteur d'expression du roi et les fréquentes pauses qui lui étaient nécessaires pour retrouver son souffle. A son passage, les esclaves se prosternaient en le reconnaissant mais quand ils touchaient le sol de leur front, il était déjà loin.

En arrivant dans la cour, il s'était mis à courir, repoussant ceux qui gênaient son passage et criant qu'il allait chercher un médecin pour le Seigneur de la Vie. Tout le monde le connaissait et personne ne mit en doute ses déclarations, même s'il était inconvenant de courir dans l'enceinte du Palais.

Il avait déjà traversé la troisième cour et entrait dans la quatrième quand il aperçut Vichaiyen venant à sa rencontre. Il jura tout bas. Le Barcalon marchait rapidement en compagnie du prêtre farang et de deux gardes du Palais. Vichaiyen le repéra à son tour et fit halte pour échanger quelques mots avec le prêtre. Les pensées de Petraja étaient en ébullition tandis qu'il cherchait désespérément un moyen de se sortir de cette dangereuse situation. La cour était assez vaste pour qu'il puisse éviter les deux hommes et leurs gardes, mais cela paraîtrait suspect. Sa seule chance était de bluffer.

Il courut droit sur le prêtre farang et s'arrêta devant lui, haletant. « Enfin ! vous voilà, docteur! j'allais à votre recherche. Le Seigneur de la Vie souffre de convulsions terribles. Hâtez-vous ! » Du coin de l'œil, il vit que Vichaiyen regardait derrière lui à la recherche d'éventuels poursuivants. Dieu merci, le capitaine de la garde n'était pas encore là.

Vichaiyen ne semblait nullement convaincu. « Dans ce cas, allons-y ensemble, Général.

- Je vous rejoindrai plus tard, Excellence. Le Sei-gneur de la Vie m'a demandé de lui amener son médecin siamois. Je dois exécuter ses ordres. »

Petraja s'éloigna sans attendre la réponse. Il comprit que Vichaiyen hésitait avant de se mettre en route mais n'osa pas se retourner. En achevant la traversée de la cinquième cour, il entendit des cris retentir derrière lui. Sans doute Bira était-il enfin parvenu à quitter la chambre royale. Ce n'était pas le moment de traîner.

Les grandes portes ouvrant sur l'extérieur se dressaient à présent devant lui. Les cris se rapprochaient. «Arrêtez-le! Arrêtez-le!» Alertés, les gardes du portail se préparèrent à l'intercepter. Mais Petraja se dirigea droit sur eux.

«Dépêchez-vous! lança-t-il, haletant. Il est dans la cinquième cour!» Il fit un geste pour désigner un point derrière lui. « Il était trop rapide pour moi, je n'ai pas pu l'arrêter.»

En reconnaissant Petraja, les gardes ne mirent pas sa parole en doute et se précipitèrent à l'intérieur de l'enceinte. Aussitôt, le général en profita pour se glisser tranquillement par la porte.

Ses gardes du corps l'attendaient, tandis que des hurlements de colère s'élevaient de l'autre côté des murailles.

«Vite, partons!» ordonna Petraja à ses hommes.

Ils firent cercle autour de lui et la petite troupe s'éloigna en courant.

21

Le seigneur Sorasak, honorable gouverneur de Pit-sanuloke, la province située le plus au nord du royaume, allongea ses jambes musclées et croisa ses puissantes mains derrière son cou pour contempler le paysage qui défilait. De la barque, la vue sur cha-

cune des deux rives était idyllique, surtout dans la douce lumière de cette fin d'après-midi.

Il s'autorisa un long moment de détente, captivé par la beauté de son pays natal. Les hauts palmiers et les épais massifs de bananiers se balançaient doucement sous la brise légère, les rizières inondées scintillaient sous la lueur déclinante du crépuscule.

De temps à autre, les rameurs jetaient un regard furtif à leur solide passager comme effrayés par sa seule présence. Sorasak retint un sourire satisfait. Il faisait cet effet-là à tout le monde, même lorsque l'on ignorait qui il était vraiment, comme c'était le cas aujourd'hui. Il avait loué le bateau quatre jours plus tôt dans le Nord et payé convenablement les hommes afin qu'ils le conduisent à Louvo. En dehors de cela, ils ne savaient rien de lui.

Cela faisait déjà quelque temps que Petraja lui avait demandé de revenir à la Cour, mais il ne s'était pas pressé, prenant son temps pour traverser paisiblement à dos d'éléphant les provinces du Nord en s'accordant le plaisir de s'adonner à son passe-temps favori, la boxe thai, sport national au Siam.

Sorasak y excellait. En fait, il n'avait pas d'égal. Cette supériorité l'obligeait à voyager anonymement dans tout le pays pour participer incognito aux combats. Ce sport était si populaire que les combattants n'étaient pas obligés de s'inscrire à l'avance pour participer aux compétitions. Ils surgissaient simplement de la foule pour relever le défi. Lorsque l'un d'eux était déclaré gagnant d'une reprise, l'arbitre se tournait vers le public pour demander à l'assistance si quelqu'un était prêt à affronter le champion. Sorasak se présentait alors et montait sur le ring. Jamais encore il n'avait été vaincu. Son surnom de «Tigre» était devenu légendaire, mais personne ne connaissait sa véritable identité.

Pour garder le secret, Sorasak ne demeurait jamais longtemps à la même place, partant dès qu'il avait touché la prime revenant au vainqueur. Parallèlement à sa vie de cour, le fils rébarbatif et musclé du général

Petraja s'était créé une légende anonyme dans toutes les provinces du royaume.

Il poussa un grognement. Que pouvait-il y avoir de si urgent pour que son père l'ait fait venir? Il avait vingt-cinq ans et encore toute la vie devant lui. Beaucoup de temps, en somme. Et il n'avait nulle intention d'accepter un autre poste de gouverneur dans quelque province éloignée.

Il savait pertinemment que le roi - son vrai père -, aidé de Petraja, avait comploté pour l'écarter du centre des affaires en l'exilant. Mais il n'allait plus se laisser faire. Il avait d'autres projets. Certes, sa mère était de basse extraction, mais il n'en demeurait pas moins le fils unique du Seigneur de la Vie - un vieil homme de plus en plus malade à ce que l'on disait. Les rumeurs sur son déplorable état de santé avaient déjà atteint le nord du pays, mais la réalité pouvait être encore plus grave. Les frères du roi pouvaient prétendre au trône en tant qu'héritiers légitimes. Heureusement, l'un était épileptique et l'autre un pédéraste en disgrâce. Qui d'autre restait donc en lice pour la succession en dehors de lui, Sorasak, fils naturel de Naraï le Grand ?

Naturellement le roi et Petraja avaient conclu une sorte de pacte pour dissimuler au reste du monde l'existence de ce fils gênant. Mais si le roi était effectivement mourant, il était temps de dévoiler qui il était réellement. Il confronterait le roi et Petraja, exigeant que la vérité soit rendue publique.

Il fit quelques flexions pour réveiller ses muscles raidis. Comment osaient-ils le traiter comme un lépreux? C'était le sang du roi de Siam qui coulait dans ses veines. Il saurait gagner cette bataille, aussi facilement qu'il remportait ses combats de boxe. Ainsi, il effacerait définitivement l'humiliation de son exil.

Il n'était qu'un tout jeune garçon lorsque l'une de ses tantes lui avait révélé sa véritable identité - le jour des funérailles de sa mère... Il se rappelait encore les hautes flammes léchant le bûcher funéraire. « Sur son lit de mort, ta mère m'a fait jurer de te révéler ta véritable origine, Sorasak, lui avait annoncé sa tante. Tu es le fils du Seigneur de la Vie. Au cours des dernières années, ta mère a tenté de te faire reconnaître officiellement, mais ton père s'est montré inflexible. Quand un rocher a fait son trou dans la terre, a-t-il dit, il est préférable de le laisser là où il est, car c'est sa place. Mais ta mère souhaitait que tu sois fier de ta lignée, Sorasak, et que tu ne partages pas sa honte silencieuse. »

Sa tante l'avait regardé dans les yeux d'une manière qu'il n'oublierait jamais avant d'ajouter: « Le Seigneur de la Vie n'a pas d'autre fils. »

La honte n'était plus de mise. Seul restait le temps de la colère. Ils allaient tous payer pour ces années de mensonge et de frustration. Le pays était prêt pour accueillir un nouveau roi, un combattant sans peur qui jetterait dehors tous ces farangs parasites, à commencer par ce démon de Vichaiyen. Non, d'ailleurs. En y réfléchissant bien, Vichaiyen serait le seul qu'il ne mettrait pas à la porte. Il le ferait étriper lentement et laisserait les fourmis rouges dévorer ce qui resterait de lui.

Sorasak s'aperçut que la cadence des rameurs avait ralenti. Que diable se passait-il ?

Il vit une barque chargée d'hommes armés se diriger vers le milieu du fleuve pour leur bloquer le passage. Sur la rive, près d'une hutte à toit de chaume, on pouvait distinguer d'autres gardes en armes. Sorasak n'était pas venu dans cette région depuis quatre ans mais il ne se souvenait pas y avoir jamais vu tant de postes de garde. Venus, comme lui, de la lointaine province du Nord, ses rameurs ne pouvaient lui fournir aucune explication et commençaient à devenir nerveux.

Ils approchaient de Louvo, lieu de résidence favori du roi. Cela pouvait peut-être expliquer un tel renforcement de la sécurité.

La barque armée s'était arrêtée au milieu du fleuve et l'un des gardes leva la main. Le bateau ralentit tandis que les rameurs regardaient Sorasak avec anxiété.

«Vous feriez mieux de leur demander ce qu'ils veulent», leur dit-il d'un ton brusque.

Les rameurs manœuvrèrent pour s'aligner contre le flanc de l'autre bateau et un officier en uniforme examina les passagers. Sorasak se vit sommé de se faire connaître et, plutôt embarrassé, répondit à voix si basse que l'officier dut lui demander de répéter. Il s'exécuta de mauvaise grâce, cette fois plus nettement. En entendant son nom, les rameurs, stupéfaits, se prosternèrent précipitamment en signe de soumission. Originaires du nord, tous savaient que Luang Sorasak était le gouverneur le plus brutal et le plus sadique du pays - sans parler de ses pratiques sodo-mites. On racontait même qu'il violait de jeunes enfants et qu'il n'était autre que le célèbre «Tigre», si redouté sur les rings.

L'officier en uniforme parut lui aussi déconcerté. Il discuta un instant à mi-voix avec son compagnon avant de revenir s'incliner respectueusement devant le jeune homme en le priant de l'attendre pendant qu'il retournait à terre.

Tandis que le bateau des gardes se dirigeait vers la rive, Sorasak envisagea un instant de forcer le barrage, mais ses rameurs paraissaient si effarouchés qu'il y renonça. Il n'avait d'ailleurs aucune raison de se sentir coupable de quoi que ce soit. Il serait même intéressant de connaître la raison de ce retard.

Comme le fleuve n'était pas très large à cet endroit, il pouvait voir nettement l'officier en uniforme s'entretenir avec les gardes postés dans la hutte. Le bateau revint finalement et l'officier demanda courtoisement à Sorasak de bien vouloir l'accompagner.

Les yeux de Sorasak se rétrécirent.

«Allez-vous enfin m'expliquer ce qui se passe? gronda-t-il.

- Puissant Seigneur, tous les bateaux se rendant à Louvo doivent se faire enregistrer ici sur ordre de Son Excellence le Barcalon.

- Et pourquoi cela?»

L'officier eut l'air embarrassé. «Nous l'ignorons,

Puissant Seigneur, mais ce sont les ordres. Je dois vous demander de bien vouloir apposer votre sceau sur notre registre. »

La méfiance naturelle de Sorasak était en éveil, mais il réussit à se contrôler. Il n'avait rien à gagner en compliquant les choses. Ses rameurs n'oseraient pas le soutenir face à une demi-douzaine de gardes armés prêts à fondre sur eux.

«C'est bon. Qu'on en finisse!» abova-t-il.

Il toucha terre et vit un officier à cheveux gris sortir de la hutte pour venir se prosterner devant lui. Dans un murmure, il demanda s'il pouvait s'entretenir avec lui, suggérant qu'il pourrait en profiter pour soulager un besoin naturel après les longues heures passées sur le fleuve. D'abord surpris par cette étrange proposition, Sorasak comprit qu'il ne s'agissait que d'un prétexte pour lui parler seul à seul. Il accompagna l'homme jusqu'à la lisière de la clairière et, tandis qu'il défaisait son panung, l'officier s'adressa à lui en se tenant à une respectueuse distance.

«Puissant Seigneur, c'est un privilège de vous rencontrer. J'ai servi sous les ordres de votre illustre père dans les campagnes de Birmanie. Et, dernièrement, j'ai eu l'honneur d'être une nouvelle fois engagé à son service. Il me faut cependant agir avec prudence car mes compagnons ne sont pas au courant de mon recrutement.

- Quel recrutement ? » demanda Sorasak en se soulageant dans les buissons.

L'officier le regarda avec surprise. «Puissant Seigneur, il s'agit de la nouvelle armée que votre père est en train de former. Lorsque le Barcalon a ordonné son arrestation, votre honorable père a dû chercher refuge au monastère de Louvo, non loin d'ici. Le farang Barcalon a donné l'ordre de placer des postes de garde à toutes les issues de Louvo. »

Sorasak sentit une vague de colère monter en lui. « Et de quoi accuse-t-on le général Petraja ?

- Puissant Seigneur, les farangs projettent de s'em-parer du pays à la mort du Seigneur de la Vie et votre honorable père veut s'y opposer... »

L'officier allait en dire davantage quand le garde qui était sur le bateau se dirigea vers eux.

«Je m'appelle Tanit, murmura l'officier très vite. Dites-le à votre père. Dites-lui aussi que nous sommes nombreux à le soutenir. »

Sorasak réajusta son panung et regagna la hutte pour apposer son sceau sur le registre. Puis, tandis qu'officiers et gardes se prosternaient sur son passage, il regagna sa barque qui s'éloigna rapidement du rivage. Ils naviguèrent bon train, les rameurs étant visiblement galvanisés depuis qu'ils avaient découvert l'identité de leur employeur. Le souvenir de ce petit garçon mis en pièces par les crocodiles était encore frais dans leur mémoire. D'après la rumeur, le gouverneur avait abusé de l 'enfant. Rendu furieux par ses gémissements, il avait donné l'ordre de le jeter aux crocodiles. L'histoire s'était répandue dans toutes les provinces du Nord, terrorisant tous les parents.

Sorasak retint un sourire satisfait en voyant le chef des rameurs exhorter ses hommes à ramer vigoureusement. Voilà donc Petraja de retour au monastère, songea-t-il. Et les farangs prêts à bouger sous la conduite de ce serpent de Vichaiyen. J'ai bien fait de revenir. Il faut que le roi soit vraiment très malade pour laisser ce maudit Barcalon ordonner l'arrestation de mon père adoptif.

Il observa attentivement le paysage jusqu'à ce qu'il reconnaisse devant lui l'espace boisé qui précédait le monastère.

«Tu peux me laisser au prochain débarcadère, Sunil, dit-il au chef des rameurs. Après quoi, vous pourrez vous en aller. Je n'ai plus besoin de vous. »

L'homme s'inclina profondément en s'efforçant de dissimuler son soulagement. Quand le bateau accosta le long du quai, tous les rameurs se prosternèrent sur le passage de Sorasak. Avant de s'éloigner, il se retourna pour jeter rudement un petit sac rempli de piécettes sur le pont.

Marchant d'un bon pas, il mit une vingtaine de minutes pour gagner les jardins clos de murs du monastère. Quand il demanda à voir son père au moine gardant le portail, on le pria d'attendre car seuls les moines étaient autorisés à pénétrer dans l'enceinte sacrée.

Sorasak aperçut alors une silhouette sous un arbre voisin. L'homme regardait dans sa direction comme s'il hésitait à s'adresser à lui. Il finit par rassembler son courage et s'avança.

«Pardonnez-moi, Excellence, mais j'ai entendu par hasard votre honorable nom. J'apporte un message pour le général Petraja de la part de Son Altesse Royale Chao Fa Noi. Voilà déjà longtemps que je suis ici, mais personne n'est encore venu pour me parler. Puis-je vous confier cette lettre?»

Sorasak tendit la main. «Très bien. Je la prends. Tu peux partir, à présent. »

L'homme sourit avec reconnaissance et s'éclipsa rapidement. Dès qu'il fut hors de vue, Sorasak fouilla les environs du regard pour s'assurer que personne ne le voyait et alla se dissimuler à l'ombre d'un arbre. A l'aide de son couteau, il souleva le sceau de la lettre. Les sourcils froncés, il la déchiffra sans rien comprendre. Manifestement, l'auteur de ce message s'exprimait selon un code secret. Qui diable pouvait bien être cette « sœur de Davvee » ?

Il eut une soudaine inspiration. La sœur de Dawee devait désigner le Seigneur de la Vie. Avant appris que la santé du roi se dégradait, Chao Fa Noi avait sans doute cherché à se rapprocher de lui pour obtenir son pardon. La lettre reprochait à Petraja de n'avoir pas su obtenir que la «sœur de Dawee» lui pardonne et réponde à sa demande de réconciliation adressée voilà déjà plusieurs jours au Palais. La lettre concluait sur un ton de reproche en insistant sur le fait que Petraja avait été l'organisateur de toute cette affaire.

Les sourcils froncés, Sorasak réfléchissait tout en humectant le sceau de sa salive avant de le remettre en place. Ainsi, son père adoptif était de mèche avec Chao Fa Noi - probablement en vue de la succession. Encore une fois, on le tenait, lui, en dehors du complot. Mais ça ne se passerait pas comme ça !

Quand Petraja apparut enfin au portail, Sorasak fut tout d'abord surpris par sa robe safran et son crâne rasé. Le général avait l'air inquiet et agité, bien différent de l'orgueilleux et autoritaire commandant qu'il avait connu jusqu'alors.

« Bienvenue, fils, dit Petraja. Je n 'ai guère de temps pour te parler car l'abbé est très strict en matière de protocole. Apprends seulement que je désire te voir séjourner quelque temps à Louvo car j'ai d'importantes tâches à te confier. » Il plongea son regard dans celui de son fils adoptif « Des tâches vitales. Le Seigneur de la Vie a ordonné mon arrestation et je suis contraint de me cacher ici. Dans ce monastère, au moins, je suis intouchable. Mais j 'ai besoin de découvrir pourquoi cet ordre a été donné. Il faut que tu ailles voir le roi. »

Sorasak faillit sourire. Il était satisfait d'avoir réussi à déchiffrer le contenu de la lettre et de constater que Petraja avait besoin de lui. En acceptant de se rendre à Louvo, il aurait de surcroît toutes les chances de rencontrer le roi. Il s'en félicitait car il avait des questions personnelles à traiter avec lui.

«Est-ce bien le Seigneur de la Vie qui a ordonné votre arrestation ? »

Les lèvres de Petraja remuèrent silencieusement comme s'il avait du mal à parler. «Oui, fils, répondit-il enfin.

- J'ai pourtant entendu dire que l'ordre venait du Barcalon. »

Petraja hésita à nouveau, ne sachant jusqu'à quel point il pouvait se confier à son fougueux rejeton. Il semblait cependant préférable de lui apprendre la vérité. «C'est un bruit que j'ai fait répandre. En réalité, l'ordre émane du Seigneur de la Vie et j'ai besoin de savoir pourquoi.

- Dans quel état de santé se trouve le roi ?

- Très mauvais, mais il a encore des moments de lucidité. »

D'un mouvement du bras, Petraja indiqua les murs du monastère.